Cette pétition en faveur de l’avortement qui a tout changé | Le courage de 343 femmes

De l’histoire du manifeste des 343, nous avons surtout retenu la une satirique de Cabu dans le Charlie Hebdo du 12 avril 1971, intitulé ironiquement « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? ». Pourtant, cette liste de 343 Françaises ayant eu le courage de signer sous la phrase « Je me suis fait avorter » a fait l’effet d’une bombe. Retour en arrière. Dans les années 1970, l’avortement est illégal – passible de prison – et la contraception peine à se généraliser. Le scandale est immédiat. Pourtant, cette pétition féminine a permis de briser le tabou de l’avortement, de faire évoluer la société française et d’ouvrir la voie à la loi Veil de 1975 le dépénalisant pour toutes. Celles qui Osent revient sur un épisode marquant de l’histoire du féminisme français à travers un appel qui a marqué les esprits, celui du célèbre manifeste des 343.

Le manifeste des 343 : une pétition qui a fait scandale

Le manifeste des 343 est une pétition parue le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, appelant à la légalisation de l’avortement en France, en raison notamment des risques médicaux provoqués par la clandestinité dans laquelle il est pratiqué.

L’idée du manifeste a été lancée conjointement par Jean Moreau, chef du service documentation du Nouvel Observateur, et par Nicole Muchnik, journaliste, en juin 1970. Ils se sont inspirés du manifeste des 121 de 1960, signé par cent vingt et un intellectuels français pour dénoncer la guerre d’Algérie.

Simone de Beauvoir, la figure historique du féminisme, est la première à signer le manifeste des 343, par solidarité, alors qu’elle n’a jamais eu recours à l’avortement.

Elle écrit :

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« Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles, je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »

Les femmes célèbres du Tout-Paris se mobilisent : Catherine Deneuve, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Micheline Presle, Gisèle Halimi, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Agnès Varda, Marguerite Duras, Brigitte Fontaine, Ariane Mnouchkine, Françoise Fabian…

En quelques semaines, des centaines de signatures sont recueillies, des célébrités et des anonymes réunies dans le même combat.

Toutes prennent le risque de freiner leur carrière, perdre leur travail, subir la désapprobation de leurs entourages, essuyer des insultes, ou même d’avoir un casier judiciaire. Grâce à la force du collectif et à l’impact médiatique soulevé par le manifeste des 343, aucune des signataires ne sera poursuivie.

La genèse du manifeste des 343

« Il y a plus inconnu que le soldat : sa femme. »

Tout commence le 26 août 1970, quand un groupe de femmes déposent des fleurs en hommage à la femme du soldat inconnu. Publiquement, le Mouvement de libération des femmes (MLF), inspiré par les féministes américaines du Women’s Lib, réclame l’égalité des droits, des salaires et l’avortement libre. Pour elles, tant que l’on ne considérera pas les tâches domestiques comme du travail, cela restera de l’esclavage.

Le 28 septembre 1970, le député UDR de la Vienne, le Dr Claude Peyret, dépose une proposition de loi qui permettrait un avortement thérapeutique en cas de malformations foetales. Cette loi ne concerne au mieux que 350 femmes par an.

Pour Peyret, « L’avortement libre ? Nous ne sommes pas prêts. Comment imaginer que les femmes seules puissent décider de poursuivre ou non une grossesse ? » Les opposants à l’avortement sont motivés par la morale, la bien-pensance, la religion ou l’éthique. Les préoccupations démographiques particulièrement fortes en France associées à une idéologie conservatrice se sont heurtées aux aspirations à la liberté individuelle des individus en général, et à celles des femmes en particulier.

Choisir sa maternité : le combat du MLF

« Un enfant, quand je veux ! »

Le 20 novembre 1970, lors des États généraux de la femme, le MLF poursuit ses opérations coup de poing. Les militantes, réclamant l’avortement libre et gratuit, distribuent à toutes les femmes de l’assemblée un questionnaire satirique avec des questions du type :

  • « Quand vous êtes enceinte et que vous ne voulez pas garder votre enfant, préférez-vous les aiguilles à tricoter, la branche de vigne de laiton, le barbelé ou faire le trottoir pour vous procurer 2000 francs ? »
  • « Qui est le plus apte à décider du nombre de vos enfants ? Le pape qui n’en a jamais eu, le président qui a de quoi élever les siens, le médecin qui respecte plus la vie d’un foetus que celle d’une femme, votre mari qui leur fait guili-guili le soir en rentrant, vous qui les portez et les élevez ? »

En décembre 1970, les militantes du MLF descendent dans la rue pour lutter contre la loi Peyret. Elles réclament l’avortement libre pour toutes.

« Avec ce combat-là, le féminisme pose la question de la maternité choisie, donc du droit à l’avortement comme préalable à toutes libertés, parce que si on ne choisit pas sa maternité, on ne peut pas choisir sa vie tout court. » Adeline Laffitte

Entre libération sexuelle et patriarcat

Suite à mai 68, la société assiste à une sorte de libération sexuelle où les garçons veulent coucher avec toutes les filles, sans prendre la mesure des conséquences. « La première fois, tu ne peux pas tomber enceinte. » Celles qui refusent sont parfois taxées de ne pas être libérées. La pilule contraceptive, utilisée depuis 1960 aux États-Unis a d’abord été importée en Europe, illégalement. En 1967, la loi Neuwirth permet de mettre fin à cette illégalité, mais les décrets d’application ne sont promulgués qu’en 1971.

Dans les années 1970, la pilule n’est utilisée que par 6 % des Françaises, et la majorité des gens de la société post-soixante-huitarde est encore rigide sur le plan de la liberté sexuelle. Les Françaises manquent d’informations sur les moyens de contraception. Les campagnes médiatiques anti-pilule ne les rassurent pas : la pilule est cancérigène, provoque des phlébites, etc. Certains médecins refusent de la donner en se basant davantage sur leurs valeurs morales : grâce à la pilule contraceptive, les épouses vont aller coucher à droite à gauche. Le MLF s’indigne : « halte au patriarcat ! »

Selon le mouvement français pour le planning familial, la généralisation de l’utilisation de la pilule se heurte aussi à une opposition de la part de certains membres du gouvernement Chaban-Delmas de la présidence Pompidou.

Lutter contre les avortements clandestins

« Derrière chaque avortement, il y a un drame humain. » Hélène Strag

La loi de 1920 et l’article 317 du Code pénal condamnent l’avortement. Pour un médecin, le pratiquer est illégal. Alors, dans les années 1970, plus de 800 000 avortements clandestins sont pratiqués en France. Ils seraient responsables de plus de 300 décès par an. Pourtant, avorter dans un cadre médical est simple et sans danger. Avec la méthode D&C Dilatation et Curetage , en une heure, l’opération est finie. Les femmes qui ont le plus de moyens partent généralement se faire avorter médicalement en Suisse ou en Angleterre.

Pour 800 francs en France, des femmes subissent une véritable « boucherie ». Les avortements clandestins se déroulent sur des tables de cuisine, par des avorteuses surnommées les « faiseuses d’anges », sans anesthésie, avec des aiguilles à tricoter, des cintres, ou tout objet pointu. Le curetage se fait souvent à vif, « pour faire passer à certaines l’envie de recommencer ». La douleur est épouvantable et les suites hémorragiques inévitables. Ces femmes, qui ont commis « un péché de chair », subissent ces actes barbares dans le silence et la honte.

Elles viennent ensuite mourir dans les hôpitaux français. Les médecins les appellent les arrivées du vendredi : elles arrivent la veille du week-end pour être absentes le moins possible de leur travail. Certains jouent avec les mots et inscrivent les avortées comme des femmes qui ont fait des fausses couches. Ces médecins peuvent être dénoncés et radiés par le Conseil de l’ordre, puis jugés au tribunal.

Beaucoup de patientes meurent de septicémie. Les infections sévères qui ne sont pas prises à temps provoquent parfois la stérilité. Dans le but de faire partir l’embryon, certaines s’injectent elles-mêmes de l’eau savonneuse dans l’utérus et meurent d’embolie. D’autres introduisent tout type d’objets dans l’utérus jusqu’à l’infection pour que l’embryon s’en aille. Les grossesses non désirées allant à terme s’ensuivent parfois de gestes désespérés, comme celui d’étouffer son enfant à la naissance.

L’après-manifeste des 343 : un combat gagné pour la libération de la femme

« Notre ventre nous appartient. »

Suite à la publication de la liste des femmes ayant avorté dans le Nouvel Observateur, la proposition de loi portée par le député Peyret est abandonnée en avril 1971.

Quelques semaines après la parution, l’avocate Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir créent Choisir, une association pour défendre les personnes accusées d’avortement.

Petit à petit, la mobilisation des femmes s’amplifie : le 20 novembre 1971, une grande manifestation pour le droit à l’avortement rassemble plus de 40 000 femmes à Paris.

À l’automne 1972, le « procès de Bobigny » volontairement très médiatisé par Gisèle Halimi constitue le symbole du procès politique de l’avortement. L’avocate obtient l’acquittement de Marie-Claire Chevalier, jeune fille de 17 ans jugée pour avoir avorté après un viol.

En février 1973, dans le journal le Nouvel Observateur, 331 médecins reconnaissent avoir pratiqué des avortements. La même année, le MLCA (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) fédère des femmes pour leur apprendre à pratiquer elles-mêmes des avortements grâce à la méthode d’aspiration douce Karman. En 1975, Simone Veil alors ministre de la Santé défend, lors de débats extrêmement violents à l’Assemblée, le projet de loi sur l’interruption de grossesse, qui sera finalement adopté.

343 Françaises connues et inconnues ont signé ce manifeste, alors que l’avortement était encore illégal en France. Cette audace a marqué l’histoire du féminisme français et fait évoluer la société, qui ne pouvait plus ignorer l’ampleur des drames vécus par les femmes qui avortent. Ce manifeste a ouvert la voie à la loi Veil dépénalisant l’avortement lors des dix premières semaines de grossesse. Ce délai a été porté à douze semaines, avec la réforme de la loi en 2001 par Martine Aubry. Promesse du candidat François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1981, la loi permettant le remboursement de l’IVG par la sécurité sociale sera finalement votée le 20 décembre 1982. Cette histoire nous rappelle que devant les injustices nous pouvons toutes agir : la lutte collective, ça marche !

Pour aller plus loin :

 

Violaine B – Celles qui Osent

 

Sources :

Bande dessinée Le manifeste des 343 – Histoire d’un combat par Laffitte, Strag et Duphot (ed. Marabulles)

Le Monde.fr : « Manifeste des 343, dans les coulisses d’un scandale », sur Histoire TV : la loi Veil en gestation

Nouvelobs.com : Le « Manifeste des 343 salopes » paru dans le Nouvel Obs en 1971

TV5Monde : Manifeste des 343 : hommage en BD à celles qui ont osé dire « j’ai avorté »

En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent

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