Comme premier pas vers l’émancipation, la journaliste et écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani a choisi la prise de parole. Son livre Sexe et mensonges – Histoires vraies de la vie sexuelle des femmes au Maroc est un recueil de témoignages et de rencontres avec des femmes marocaines. C’est un hymne au droit de toutes les femmes de disposer de leur corps et de vivre une sexualité librement consentie. Au Maroc, le sexe se consomme, mais il demeure, hypocritement, un acte transgressif ou de soumission. Les autorités affichent l’ambition de se montrer modernes, mais tiennent à conserver les fondamentaux en termes de mœurs. Au nom d’un ordre patriarcal utilisant la religion pour justifier ses privilèges, les jeunes filles sont soumises à l’impératif de la virginité avant le mariage. À travers son ouvrage, Leïla Slimani dénonce le contrôle social auquel les corps féminins « sexualisés » sont soumis. Elle donne la parole à celles qui ont osé dévoiler leur vie intime et transgresser les interdits. « Il faut mesurer à quel point les femmes qui témoignent dans ce livre sont courageuses et à quel point il est difficile, dans un pays comme le Maroc, de sortir du cadre, d’adopter un comportement considéré comme marginal. » Nombre d’entre elles vivent dans la crainte de la h’chouma, la honte sociale. Pourtant, les droits sexuels font partie intégrante des droits humains. Ayant grandi dans un pays où la liberté sexuelle n’existe pas, Leïla Slimani lance un appel à la liberté universelle d’être, d’aimer et de désirer. Celles qui Osent vous explique pourquoi les droits sexuels sont à défendre au Maroc.
« Prêcher la chasteté est une incitation publique à la contre nature. Mépriser la vie sexuelle, la souiller par la notion d’impureté, tel est le vrai péché contre l’esprit sain de la vie. » Friedrich Nietzsche, l’Antéchrist
Leïla Slimani, une écrivaine qui défend les droits sexuels des femmes marocaines
« Défendre les droits sexuels, c’est défendre directement les droits des femmes. » Leïla Slimani
L’auteure rappelle que, dans de nombreuses civilisations, la domination masculine s’est établie par le biais de la sexualité. Pour l’auteur Abdelhak Serhane, « le sentiment de subir la modernité et la mondialisation renforce la volonté des hommes de maintenir vivace le patriarcat. (…) L’espace sexuel devient le seul espace où l’homme peut exercer sa domination.»
En octobre 2017, la parution du livre Sexe et Mensonges au Maroc a suscité de vives réactions : certains ont accusé Leïla Slimani de salir son pays, d’autres, comme Sonia Terrab ou Zainab Faisiki, l’ont soutenue et se sont alliées à elle pour dénoncer la situation actuelle. « Si l’on écoutait les plus conservateurs, soucieux de défendre une identité marocaine qui tient du mythe plus que de la réalité, le Maroc est un pays sage et vertueux qui doit se protéger de la décadence occidentale et du libéralisme de ses élites. »
Le film Much Loved de Nabil Ayouch, mettant en scène quatre amies prostituées à Marrakech, a lui aussi immédiatement déclenché une vive polémique. Le ministre de la Communication a d’emblée interdit sa sortie au Maroc, afin de protéger l’image vertueuse de la femme marocaine. Pour le réalisateur, des milliers de prostituées sont pourtant des soutiens de famille alors qu’elles sont en même temps considérées comme des parias. Le système interdisant les relations sexuelles semble favoriser la marchandisation du corps, la violence et l’instrumentalisation du corps de la femme.
Le Code pénal régit l’amour au Maroc
Fatima Mernissi écrit dans Rêves de femmes « L’ordre et l’harmonie n’existent que lorsque chaque groupe respecte les hudud (frontières sacrées). Toute transgression entraîne forcément anarchie et malheur. » Et le désastre est bien réel : avortement clandestin, arrestations musclées ou cadavres de bébés retrouvés dans des poubelles.
L’article 490 du Code pénal marocain punit toute forme de relations sexuelles hors mariage et proscrit l’homosexualité et la prostitution. La fornication – ou zina – n’est pourtant pas moins pratiquée tous les jours, par tout le monde, quelle que soit l’origine sociale. La devise marocaine est celle-ci : faites ce que vous voulez, mais ne le dites pas.
D’après le ministère de la Santé, 56 % des jeunes Marocains pratiquent le sexe de façon « superficielle », sans pénétration, terrain de conciliation entre désirs, tabou et interdit.
Les policiers ne parviennent pas à faire appliquer les lois et acceptent souvent de fermer les yeux pour quelques billets. Ceux qui ont les moyens font donc ce qu’ils veulent. La loi s’abat généralement sur les plus faibles, les plus pauvres et les plus marginalisés : les prostituées, les homosexuels ou les couples adultérins.
L’Islam n’est pas une religion anti-sexe
Pour nombre d’intellectuels marocains, l’Islam n’est pas une religion anti-sexe.
La religion musulmane peut être vue au contraire comme une éthique de la libération et de l’ouverture à l’autre. La chercheuse en théologie Asma Lamrabet affirme par ailleurs que « la misogynie est inhérente à l’humanité. Elle n’est pas spécifique à l’Islam, loin de là. »
Dans les premiers temps de l’Islam, la sexualité était même considérée comme une source d’équilibre et d’épanouissement de l’être humain. L’acte sexuel n’a pas pour seul but la procréation, mais aussi la jouissance : l’orgasme est un prélude aux plaisirs promis aux habitants du paradis.
Du 9e au 13e siècle, la littérature et l’art érotique émergent, comme en témoigne le livre du 14e siècle Le Jardin parfumé du cheikh Al-Nafzawi. À partir du 19e siècle, le monde arabe établit pourtant une vision plus puritaine de la sexualité et une frontière marquée avec les Occidentaux « débridé ». Pour les salafistes, le monde occidental se caractérise par l’anarchie des mœurs, la dépravation et la déviance sexuelle. La femme est fitna, tentation.
Pour le Tunisien Abdelwahab Bouhdiba, auteur de La sexualité en Islam, il faudrait libérer le sexe avec la religion plutôt que contre elle. Les religieux ne sont d’ailleurs pas silencieux sur les questions relatives à la sexualité : l’imam Zamzami autorise par exemple la masturbation et le recours aux sex-toys, « car cela aiderait les jeunes femmes et hommes à ne pas tomber dans le péché. »
Rester vierge, une préoccupation qui contraint la liberté sexuelle
La virginité est un thème obsédant dans le monde arabe. Pourtant, toutes les célibataires du Maroc ne sont pas vierges. Pour Leïla Slimani, la virginité est un outil de coercition permettant de garder les femmes chez elles. Elle représente une préoccupation collective au lieu d’être une question d’ordre privée. Des filles voilées acceptent la sodomie pour garder leur hymen, et « rester pure ».
Selon le Code de la famille, une femme doit fournir, avant de se marier, un certificat de virginité (alors que celle des hommes, impossible à prouver, n’intéresse personne). Rester vierge à tout prix est un enjeu économiquement intéressant et très lucratif pour ceux qui pratiquent les reconstitutions d’hymen ou ceux qui en commercialisent de faux, censés saigner le jour du rapport sexuel.
« Dans toute la Méditerranée, la notion d’honneur se situe entre les jambes des femmes. » Zülfü Livaneli, romancier turc
Selon l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC), 600 avortements secrets sont pratiqués chaque jour et des centaines de femmes meurent dans de terribles conditions. Aujourd’hui, le cadre légal de l’IVG n’a été élargi qu’au cas de viol, d’inceste et de graves malformations fœtales. Des femmes continuent donc de subir des avortements mal faits, des septicémies ou des infections graves. Certaines se suicident ou subissent des crimes d’honneur.
🗒 Replongez-vous dans l’histoire du manifeste des 343, cette pétition en faveur de l’avortement qui a tout changé en France
Les mères ont leur rôle à jouer dans l’évolution des mœurs au Maroc
Dans la perpétuation de la misogynie et de la discrimination, les mères jouent malheureusement un rôle. Elles ont tendance à considérer que leurs filles doivent demeurer discrètes et accepter leur sort, tandis que leurs garçons jouissent de tous les privilèges. On apprend aux femmes à cuisiner, à faire des enfants et à bien s’occuper de leur mari.
Le professeur Abdessamad Dialmy, sociologue de la sexualité en terre d’islam rappelle d’ailleurs que jusqu’en 1926, les jeunes musulmans avaient le droit de posséder des esclaves sexuelles.
La journaliste libanaise Joumana Haddad écrit dans une tribune de 2015 :
« Désolé de vous l’annoncer ainsi, vous, les mères, mais si vos fils deviennent des harceleurs, des violeurs, des violents, des pourris, des mauvais maris, des machos, ce n’est pas uniquement la faute de la société et de la culture : vous en êtes également responsables. Au lieu de répéter à votre fille qu’elle est une proie, cessez de dire à votre fils qu’il est un chasseur. Au lieu d’apprendre à votre fille à se taire, essayez d’apprendre à votre fils à écouter. Au lieu d’interdire à votre fille de porter une jupe, essayez de faire comprendre à votre fils qu’une jupe n’est pas une invitation au sexe. Au lieu de forcer votre fille à se couvrir, essayez d’expliquer à votre fils qu’une femme est autre chose qu’un corps. »
🗒 Découvrez le manifeste Chère Ijeawele, dans lequel l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, révoltée par les injustices de genre, explique avec pédagogie comment élever son enfant avec des valeurs féministes.
Sexe et mensonges : un recueil de témoignages pour faire évoluer les mentalités sur la vie sexuelle des Marocaines
« On maintient les gens frustrés comme ça, leur principal souci, c’est de savoir avec qui et comment ils vont baiser plutôt que de se rebeller contre leur condition de vie. »
Leïla Slimani a recueilli les témoignages de femmes de toutes conditions, qui osent dénoncer l’absence de liberté sexuelle au Maroc. Elle a été frappée par le fait que ces femmes oscillent sans cesse entre la volonté de se libérer et l’acceptation des carcans imposés. Ces Marocaines se libèrent de certains conditionnements tout en envisageant de se refaire l’hymen ou de porter le voile. Faty Badi, animatrice radio, estime que « les Marocains sont à la fois coincés et totalement obsédés par le sexe ». Elle déplore le manque d’éducation sexuelle des jeunes, devenus de grands consommateurs de pornographie sur Internet. Pour elle, les frustrations sexuelles engendrent de la violence et de la méchanceté dans les relations sociales.
Fedwa Misk, créatrice du webzine féministe Qandisha, constate qu’il existe une grande misère affective et un problème avec la tendresse. Au Maroc, il reste impensable de s’embrasser dans la rue ou de manifester en public des marques d’affection. Au cinéma, il n’est pas rare que des scènes de baisers ou de sexe soient censurées. « Quand on défend la liberté sexuelle, les gens vous accusent de vouloir faire du Maroc un lupanar géant. »
Dans beaucoup de famille, des femmes voient des filles tombées enceintes de leur oncle ou de leur père. Personne n’ose dénoncer ces crimes, sous prétexte de se protéger de la honte.
Pour la journaliste Sanaa El Aji, « pour beaucoup d’hommes, il n’y a pas d’intermédiaires entre la femme vertueuse et la prostituée. Mais ce ne sont pas nos ennemis dans ce combat. Eux aussi souffrent de ce malaise. » Le mari, qui donne une dot en contrepartie du mariage, représente un avancement social. L’homme doit payer pour « avoir » la femme qu’il veut. Plus il paye, mieux elle sera valorisée. « Beaucoup de femmes veulent la modernité, mais elles veulent en même temps que le mari gagne de l’argent et s’occupent d’elles. »
Le Printemps arabe, l’émergence des classes moyennes et l’arrivée des réseaux sociaux ont considérablement libéré la parole sur les sujets ayant attrait à la sexualité des femmes au Maroc. La jeunesse aspire à une société moderne, démocratique et au droit à une vie privée respectée. Cependant, l’opinion publique reste divisée et les questions des mœurs engendrent une terrible violence. De plus, l’honneur, l’image, la vertu sont des valeurs qui reposent exclusivement sur les épaules des femmes, garantes de l’honneur familial, voire de l’identité nationale ! Par peur d’y perdre leur crédibilité, les féministes ne se saisissent pas des sujets sur les droits sexuels : la lutte contre la répression sexuelle reste à mener.
Leïla Slimani espère que bientôt, les législateurs mettront tout en œuvre pour que tout le monde puisse « vivre dignement et en sécurité sa vie sexuelle ».
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Violaine B — Celles qui Osent
Pour aller plus loin :
Foulards et hymens, pourquoi le Moyen-Orient doit faire sa révolution sexuelle, Mona Eltahawy
Sexe et mensonges – Histoires vraies de la vie sexuelle des femmes au Maroc, Leïla Slimani
La Révolution du plaisir, Shereen El Feki
L’érotisme arabe, Malek Chebel
En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent
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