Faith Ringgold, 93 ans, est une figure afro-américaine emblématique de l’art contestataire. Artiste plasticienne à la fois peintre, conférencière, sculptrice, mais aussi auteure de livres pour enfants, son œuvre dépeint l’histoire de l’Amérique des cinquante dernières années et témoigne des relations interraciales conflictuelles aux États-Unis. « L’art est ma voix. » Femme noire et militante, Faith Ringgold propose, à travers son œuvre radicale et populaire une démarche artistique politique, au service, entre autres, de la cause des femmes. Cette année, le Musée national Picasso-Paris lui consacre sa première rétrospective française…
Une artiste engagée pour faire entendre « la Voix noire »
Contemporaine du Black Arts Movement, ses premières œuvres témoignent de sa volonté d’affirmer une esthétique africaine-américaine et de rompre avec les stéréotypes racistes du regard blanc.
« C’est mon histoire que j’ai peinte. Celle d’une femme noire en Amérique ».
Née à Harlem, quartier nord de Manhattan devenu, dans l’entre-deux-guerres, la capitale symbolique de l’éveil culturel des communautés noires, Faith Ringgold grandit dans le contexte de la Grande Dépression, de la ségrégation raciale, mais aussi dans une certaine effervescence où création et revendication sont associées. Ses parents encouragent sa créativité : sa mère est créatrice de mode et son père, un conteur passionné.
À partir de 1948, elle étudie les arts plastiques au City College de New York auprès du peintre réaliste et activiste Robert Gwathmey, connu pour son refus des préjugés racistes. En parallèle, elle découvre les livres engagés de James Baldwin et les figures artistiques et littéraires participants à faire entendre la « Voix noire ».
« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque (les années 1960) ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée. »
Dénoncer le racisme et la ségrégation raciale en Amérique
En 1963, l’année du Civil Rights Act qui met légalement fin à toutes formes de ségrégations ou de discriminations en Amérique, Faith Ringgold réalise la série American People (Les Américains), un ensemble de 20 peintures à l’huile au style « super réaliste » qui illustre le racisme ordinaire. Ces tableaux dénoncent l’utopie de l’American way of life (mode de vie américain) à la lumière du mouvement des droits civiques et de sa position de femme noire.
Sa peinture The Flag is Bleeding —The American People Series #18 (1967) est à l’époque, une provocation picturale. The American People Series #20 Die représente un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants noirs et blancs, la plupart blessés ou couverts de sang, qui se battent, fuient ou meurent. Dans cette grande confusion, la composition ressemble à une société qui implose. Qualifiée de « jauge précise de l’humeur de l’époque », cette œuvre, inspirée du tableau Guernica de Picasso, est citée comme l’une des plus emblématiques de l’artiste.
« Je ne voulais pas que les gens puissent regarder et détourner le regard, parce que beaucoup de gens font ça avec l’art. Je veux qu’ils regardent et voient. Je veux agripper leurs yeux et les maintenir ouverts, parce que c’est ça, l’Amérique. »
Dans le contexte du Long Hot Summer de 1967, marquée par les violences policières et les soulèvements urbains, elle peint la série « Black Light » (1967 – 1969), dans laquelle expérimente les nuances chromatiques du noir dites « Lumière noire ». Elle y célèbre la beauté afro nouvellement reconnue, notamment au travers du slogan « Black is Beautiful », mais interroge aussi la notion de couleur et sa représentation : qu’est-ce qu’un visage noir ? Car le « problème noir » est d’abord un problème blanc qui enferme l’individu dans une catégorie raciale…
Faith Ringgold, figure afro-américaine emblématique de l’art contestataire
Dès 1970, Faith Ringgold réalise ses premières affiches politiques purement typographiques combinant les couleurs du drapeau panafricain et du Black Power (rouge, vert et noir) ainsi que du féminisme (violet). Ces affiches sont des supports d’expression de la lutte pour la défense des droits civiques ou la libération des prisonniers politiques.
Contestant l’autoritarisme patriotique du gouvernement Nixon, elle organise la même année l’exposition The People’s Flag Show, rassemblant une centaine d’artistes.
Elle apporte son soutien à des figures militantes comme Angela Davis, membre du mouvement Black Panthers fondé en 1966.
En réponse à la commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis, elle crée The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1975-1989, un spectacle-performance itinérant dans les universités du pays, dans lequel elle met en scène un récit allégorique et prophétique sur la condition des Noirs. « Nous n’allons pas célébrer ce bicentenaire, car nous ne sommes pas libres. Je vous le dis, nous n’allons pas le célébrer, mais nous réveiller, et ressusciter. »
Renouer avec ses racines africaines et affirmer son identité de femme noire
Dans les années 70, Faith Ringgold délaisse la technique traditionnelle de l’huile sur toile pour expérimenter la peinture sur tissu et réalise ses premières œuvres textiles : des peintures tanka, toiles libres inspirées de l’art népalais, et des sculptures en tissu fabriquées en collaboration avec sa mère, à partir de matériaux divers [toiles en lin peintes, perles, calebasses, raphia] selon des techniques issues des arts africains.
« Dans les années 1970, j’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire. J’ai fait des poupées et des masques inspirés de ma peinture. J’ai commencé à écrire dans mon art et à raconter mon histoire non seulement avec des images, mais aussi avec des mots et des performances masquées. »
En 1974, elle produit 19 peintures sur textile dans une série intitulée Slave Rape [viol d’esclave], pour dénoncer l’esclavage. Dans Slave Rape #2 : Run You Might Get Away [1972], elle représente ses deux filles en esclaves, leur enjoignant de fuir la violence pour s’en sortir.
Protest Quilts : se réapproprier un savoir-faire ancestral et contestataire
« Mon art est ma voix ».
Dans les années 80, elle réalise ses premiers quilts narratifs, renouant avec la tradition contestataire africaine-américaine des Protest Quilts du 19e siècle. Associant un tableau peint central et un texte dense en guise de bordure, elle offre des récits imagés et légendés sur la vie des Africains-Américains.
Avec l’emploi du tissu et la pratique de la couture, Faith Ringgold détourne un savoir-faire artisanal pour ne plus l’envisager comme une tâche de couture, mais comme un moyen de se raconter, et se réapproprie un geste propre aux femmes esclaves qui pratiquaient le quilting pour leurs maîtres ou pour leur usage personnel. L’artiste nous raconte des histoires, dans lesquelles elle encourage, entre autres, les femmes à occuper leur propre place.
Son engagement féministe pour la libération des femmes
Femme noire et artiste, Faith Ringgold oser dénoncer l’invisibilité des femmes dans l’art et dans la vie. S’inscrivant dans le Women’s Liberation Movement [mouvement de libération des femmes], Faith Ringgold propose avec son affiche Woman Freedom Now [Liberté des femmes maintenant] de 1971 un travail typographique géométrique percutant.
« Je suis devenue féministe parce que je voulais aider mes filles, d’autres femmes et moi-même à désirer quelque chose de plus qu’une place derrière un homme bien. Dans les années 1970, être noire et féministe signifiait être une traitresse à la cause du peuple noir. »
En 1970, elle ose créer avec ses filles Michèle et Barbara Wallace, l’organisation Women Students and Artists for Black Art Liberation pour dénoncer la sélection des artistes au pavillon américain de la Biennale de Venise, car seules les œuvres d’artistes hommes et blancs y sont présentées. La même année, Faith Ringgold s’engage dans un travail collaboratif avec les détenues de la prison pour femmes de Riker’s Island, qui aboutira aux deux vastes panneaux For the Women’s House. Elle est convaincue que la représentation d’une vision positive des prisonnières permet de briser les stéréotypes et les discriminations sexistes.
Contester la vision ethnocentrée de l’histoire de l’art en Europe
Faith Ringgold porte un regard critique sur les récits ethnocentrés et essentiellement masculins de l’histoire de l’art moderne établis en Europe.
En 1990, en résidence artistique au château de La Napoule en France, Faith Ringold conçoit la série de peinture quiltées The French Collection, une relecture de l’histoire de l’art moderne, dans laquelle elle mélange avec humour les époques et les générations, des acteurs réels historiques, des lieux de la scène française, mais aussi des personnalités africaines-américaines historiques et contemporaines.
« Avec “The French Collection”, je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire. »
En 1995, elle publie son autobiographie We Flew Over the Bridge : The Memoirs of Faith Ringgold, dans lequel elle écrit : « Je voulais que ma peinture exprime ce moment qui, je le savais, était historique. […] Je voulais donner mon point de vue de femme. »
Pour Cécile Debray, commissaire de l’’exposition Faith Ringgold, Black is beautiful : “L’œuvre de Faith Ringgold, par sa pluralité, son inventivité et sa puissance, est emblématique d’une forme d’utopie, d’une certaine gageure, celle d’un art à la fois engagé, d’avant-garde et populaire, ce qui sans doute la dote d’une résonance large et très actuelle. »
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Violaine Berlinguet — Celles qui Osent
Sources :
Faith Ringgold | Musée Picasso Paris
L’artiste américaine Faith Ringgold s’expose au musée Picasso
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