L’architecte prolifique et avant-gardiste Charlotte Perriand a toujours essayé de se libérer d’une esthétique conventionnelle, pour se tourner vers une approche à dimension humaine de l’habitat. Ses meubles de métal, puis de bois sont le reflet de son audace dans le milieu du design très formaté des années 30 à 50. Ses collaborations avec Le Corbusier lui ont valu d’intervenir dans des projets grandioses et précurseurs, avec le souci de proposer un mobilier et un habitat fonctionnels et confortables. Retour sur l’œuvre abondante, généreuse et inventive de Charlotte Perriand, qui fut à la fois une créatrice et une femme moderne et engagée.
Le parcours d’une jeune femme déterminée et humaniste
Charlotte Perriand est née en 1903 et elle n’a pas perdu de temps avant de trouver sa voie, qu’elle suivra jusqu’à son décès en 1999. Fille d’une couturière et d’un tailleur de pierre, elle se lance dès 1920 dans des études à l’Union centrale des arts décoratifs dont elle sort diplômée à l’âge de 22 ans.
Dès lors, elle ne cessera de donner vie au mobilier tout en assumant pleinement son appartenance à l’époque mécanique du XXe siècle. Celle qui a eu l’idée de détourner un phare de voiture acheté au salon de l’auto pour en faire une suspension dans sa salle à manger n’avait pas fini d’étonner ses contemporains.
Le Corbusier : une rencontre révélatrice pour un essor notoire
En 1927, Charlotte Perriand se fait remarquer avec son Bar sous le toit, conçu pour organiser des soirées conviviales, autrement qu’assis autour d’une table basse. La jeune femme, coiffée à la garçonne, n’hésite pas à innover dans une époque plutôt sexiste en utilisant du cuivre nickelé et de l’aluminium anodisé.
Exposée au Salon d’automne de 1927, cette pièce lui vaut d’être remarquée par Le Corbusier, qui la fait entrer dans son atelier. Plutôt aride de compliments, celui qu’on surnommait Corbu, lui a reconnu des qualités exceptionnelles et novatrices dans le domaine du design.
D’abord chargée de suivre l’exécution des réalisations de l’atelier, elle devient vite un élément phare de l’équipe du Corbusier et de Pierre Jeanneret et dès 1928, elle crée le fauteuil Grand Confort. Ce meuble qu’elle surnommait avec légèreté le « panier à coussins » est une adaptation du fauteuil club avec des matériaux résolument modernes et confortables : des tubes d’acier laqué et des coussins de cuirs remplis de plumes.
La carrière de designer de Charlotte Perriand est lancée.
Des voyages au bout du monde afin de scruter son propre intérieur
Désireuse de garder son indépendance vis-à-vis des salons académiques très fermés, Charlotte Perriand fonde l’Union des Artistes Modernes (UAM) en 1929, épaulée par René Herbst. Dans cette dynamique de s’intéresser aux facettes sociales et politiques, elle effectue un voyage initiatique en Union Soviétique en 1931. Elle en revient plus déterminée que jamais et rejoint en 1932 l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires aux côtés, notamment de Fernand Léger.
Puis en 1940, c’est le Japon qui lui fait l’honneur de l’inviter pour la nommer au poste de conseiller à l’art industriel, par l’intermédiaire de Junzo Sakakura, un ancien collaborateur de l’atelier du Corbusier.
La guerre de 39-45 fait rage et la France connaît une période très chaotique. Dans ce pays nippon qu’elle surnomme « la lune », elle découvre un univers qui lui est inconnu, mais qui lui semble couler de source. Charlotte Perriand apprécie particulièrement la combinaison de constructions modernes avec un respect fondamental de la culture traditionnelle.
La pratique du zen devient pour elle une façon naturelle d’envisager des réalisations dans un esprit pratique et dépouillé, avec une quasi-obsession : chacun peut bénéficier de l’un de ces habitats.
L’important ce n’est pas l’objet, mais la personne
Enfant, lors d’un séjour à l’hôpital, elle fait la découverte d’espaces épurés d’un blanc immaculé et totalement dénudés. Cet état de dépouillement, au lieu de l’angoisser devient une source de bien-être pour cette gamine précoce et observatrice.
En rentrant chez elle, à la vue du désordre ambiant qui règne dans la maison, elle comprend que le vide a un pouvoir profond : celui de mettre en valeur des objets mêlant l’utile à l’esthétique.
Son goût pour l’habitat minimum est né et il restera ancré dans son œuvre jusqu’à son dernier souffle.
Une crise du logement qu’il faut combattre à tout prix
Dès 1930, les effets de la crise se font sentir en France et touchent principalement le milieu agricole, métallurgique et textile. Lorsqu’elle rejoint l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, elle côtoie de nombreux artistes et intellectuels comme Malraux, Gide ou encore Giono.
Tous ces personnages influents souhaitent lutter au côté du prolétariat et Charlotte Perriand va désormais orienter son travail dans ce sens.
La maison du jeune homme | Une porte d’entrée dans un nouveau monde
En 1935, elle présente à l’Exposition internationale de Bruxelles, un espace conçu comme étant le lieu d’habitation idéal pour un jeune homme de l’époque. Cette réalisation, élaborée avec l’ensemble du cabinet du Corbusier, est l’occasion pour Charlotte Perriand de montrer son fauteuil en bois paillé pour la première fois.
L’espace est pensé comme un reflet de l’équilibre du corps et de l’esprit, avec deux parties distinctes destinées pour l’une aux besoins quotidiens et pour l’autre à la pratique de loisirs. Ce point de vue architectural bouscule toutes les convenances de l’époque, et ce n’est que le début d’une longue liste de chamboulements.
Le salon des arts ménagers | En réponse aux injustices sociales
En 1936, la créatrice est persuadée que son rôle ne s’arrête pas à la conception d’habitats. L’urgence réside aussi dans l’aide qu’il faut apporter aux plus démunis. Cette prise de position annonce le début de recherches sur le mobilier pour les classes moyennes en difficulté.
Grâce à la collaboration d’autres designers comme André Hermant ou Francis Jourdain, on commence à chercher des solutions pour loger les gens dans des espaces limités, certes, mais avec une modularité et une organisation optimale.
Dans une pièce jouxtant cette salle de séjour idéale, elle installe un photomontage gigantesque dont le nom n’est pas équivoque : « La grande misère de Paris ». Elle sera d’ailleurs accusée d’être communiste, mais cela n’arrêtera pas sa croisade pour l’amélioration de l’habitat pour tous.
La naissance des loisirs | Un paysage architectural remodelé
Avec l’élection du Front populaire en 1936, de nouvelles portes de créativité s’ouvrent pour ces artistes et intellectuels de génie. C’est ainsi que Charlotte Perriand participe à différents projets, comme l’Exposition de l’habitation, présentant une Cité de week-end située dans la presqu’île de la Cride dans le Var.
On lui demande aussi de créer une salle d’attente pour le ministère de l’Agriculture en reprenant les codes de propagande qu’elle avait utilisés dans sa fresque sur Paris. Il y est question de conventions collectives, d’allocations familiales ou encore de la limitation de la journée de travail.
Parallèlement à ce projet, elle est chargée de construire un musée de l’Éducation populaire, qu’elle sera malheureusement contrainte d’abandonner pour des raisons budgétaires.
Une ode à l’habitat collectif, dans le respect de chacun
En 1952, Charlotte Perriand participe à l’agencement de la Maison de la Tunisie, édifiée par l’architecte Jean Sebag. Elle sera en charge d’aménager la cafétéria, la salle de réunion et une quarantaine de chambres.
Ce sera l’occasion de montrer à ses pairs avec quelle ingéniosité elle arrive à créer un espace fonctionnel et plaisant avec des contraintes spacieuses et budgétaires drastiques. Suivront ensuite la Maison du Mexique et la Maison de l’étudiant.
Des fonctionnalités inédites et des matériaux novateurs
En s’entourant des meilleurs spécialistes, elle innove encore en proposant des meubles à éclairage intégré, des étagères modulables ou encore des bibliothèques conçues comme des éléments séparateurs de l’espace.
Suite à son intervention dans la Maison du Mexique, la Cité internationale universitaire de Paris lui confie l’aménagement du Pavillon du Brésil en collaboration avec Lucio Costa. Cette création prend d’ailleurs un nouvel écho avec un projet qui lui tient particulièrement à cœur.
Lorsque son mari est nommé directeur d’Air France pour l’Amérique Latine en 1962, elle est toute désignée pour créer leur nouveau logement. Elle découvre que ses affinités pour les matériaux hérités de son séjour au Japon dénotent complètement dans cet univers baroque.
Elle va chercher et apprivoiser de nouvelles matières comme le jacaranda, un bois local, avec lequel elle construira une bibliothèque de 6 mètres 50 de long, semblant flotter dans l’espace.
Un retour aux sources pour accomplir l’œuvre d’une vie
Cette petite fille de Savoyard n’a jamais perdu son attachement pour la montagne et c’est tout naturellement qu’elle va y œuvrer à partir de 1961. En construisant son propre chalet à Méribel, elle met en application tous les préceptes qu’elle a emmagasinés lors de ses expériences précédentes.
Elle y joue la carte de privilégier la relation intérieure-extérieure en délimitant les deux d’une simple baie vitrée. Elle s’inspire encore une fois de son vécu au Japon pour créer un espace de vie sans cloisons et garni de tatamis au sol.
Sa collaboration avec sa montagne natale atteint son point d’orgue avec l’aventure des Arcs qui la conduit à travailler pendant une vingtaine d’années auprès de spécialistes chevronnés. Elle sera la coordinatrice de ce projet grandiose et sera en charge de la cohérence entre l’architecture, l’urbanisme et l’équipement des appartements.
En imaginant des espaces modulables, sans vis-à-vis et donnant directement sur l’extérieur, elle conclut avec maestria ce qui a été l’histoire de toute sa vie : arriver à produire des espaces intimes et fonctionnels dans des bâtiments d’habitation collective de grande envergure.
Lorsque le projet prend fin en 1989, Charlotte Perriand a 86 ans.
Comme ultime pied de nez à cette vie qui tend vers la fin, elle imagine en 1993 La Maison du Thé, sur une commande de Hiroshi Teshigahara pour figurer sur la plazza de l’Unesco à Paris. Toujours habitée par un souhait de réunir tradition et modernité, elle reste fidèle aux enseignements que le Japon, ce pays qu’elle a tant aimé, lui a donné.
Avec ce dernier ouvrage, Charlotte Perriand réussit un tour de force : boucler la boucle d’une existence rocambolesque et extraordinaire.
Séverine Faure – Rédactrice Web Professionnelle
(ancienne élève de Lucie Rondelet)
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