Il y a quelques années, j’ai subi un long séjour en réanimation. J’ai été nourrie par sonde gastrique, nuit et jour, en continu, avec de minuscules quantités de nutriments liquides. Cette substance me provoquait constamment des haut-le-cœur. Je saturais de cet écœurant breuvage, remplissant continuellement mon estomac. J’étais comme une pintade gavée qui attendrait presque d’être servie pour Thanksgiving. Quand il a fallu me sevrer de la sonde, les professionnels ont dû s’assurer que je n’avais pas oublié le processus primaire de déglutition. L’orthophoniste a alors porté à ma bouche une demi-cuillère à café de compote. Immédiatement, des sueurs et une irrépressible envie de vomir sont apparues. J’ai dû réapprendre à ingérer des aliments par la bouche, me forcer à avaler les bouillies et autres plats mixés de l’hôpital, malgré les nausées. Chaque bouchée était un supplice. J’ai vécu des semaines sans aucun plaisir gustatif. Mon palais avait oublié toutes les saveurs. Quelle tristesse ! Trente ans d’expérience culinaire se sont effacés en trois mois de séjour en réanimation. Dans ce lit médicalisé, mon estomac s’accrochait comme sur le pont d’un voilier en pleine tempête. Me nourrir était devenu un véritable combat.
Troubles alimentaires : quand s’alimenter est un combat
La battle des régimes
J’avais déjà vécu un épisode similaire, dix ans auparavant. À vingt ans, j’étais complexée, mal dans ma peau, alors j’avais commencé à jouer à l’apprentie diététicienne, sans compétences médicales. Je crois avoir testé l’essentiel des régimes stupides à la mode, draconiens et excessifs trouvés dans les magazines féminins. Subitement, je me suis passionnée pour la nutrition et la cuisine, les calories et ma balance. Je me rappelle ainsi avoir par exemple tenté le régime « pot de bébé » de Jennifer Aniston. Cela consistait à ingurgiter six fois par jour des petits pots pour bébés en guise de repas. Un échec. Affamée, au bout de quelques jours, je me suis jetée sur la première boulangerie venue, pour dévorer une baguette entière. L’acte, d’apparence simple, de manger devenait peu à peu mon plus grand cauchemar. À cette époque, j’étais une adolescente gourmande de tous les aliments de la catégorie D ou E du nutriscore : gâteaux, chocolats, fromage… J’ai commencé à les “diaboliser”, à les exclure petit à petit de mon alimentation. J’étais incapable de me raisonner alors que mon corps me déplaisait. J’avais beaucoup trop de formes à mon goût : j’ai donc cherché à compenser mes excès de gourmandise en m’épuisant au sport intensif. Des années d’efforts pour obtenir des résultats décourageants : mes mollets trop gros le sont devenus encore plus, ma graisse était toujours aussi présente et une fatigue chronique annihilait ma motivation intellectuelle. J’étais devenue une grosse galbée, bientôt en échec scolaire. Parfois en cachette, honteuse, je craquais et j’engloutissais des paquets entiers de gâteaux sucrés. Me remplir l’estomac pour me réconforter, me sentir plus forte face à la solitude qui pourrissait ma vie étudiante. J’entamais ensuite une phase emplie de noirceur et de culpabilisation. Mea culpa, je jure devant le Dieu de la malbouffe que je ne le ferai plus… jusqu’à la prochaine crise. Je suis tellement nulle d’avoir si peu de volonté ! Un matin, déçue lamentablement de moi-même, je commençais un régime sévère. Désormais, je ne mangerai plus que des portions d’enfant. De toutes petites quantités de tout. J’ai respecté ma résolution à la lettre, jusqu’à perdre 20 kilos en deux mois, lutter contre le froid permanent et perdre toute ma vitalité. Je marchais, tous les jours, mécaniquement, comme un zombie fuyant la dépression et un mal-être grandissant. Je n’avais pas peur de prendre du poids, mais j’avais du plaisir à en perdre. Le ratio de bonheur était bien maigre face à la solitude sociale que je m’infligeais. Quand on se prive de manger à sa faim, forcément, on s’exclut des autres. Partager une raclette entre amis, c’est gras, certes, mais convivial.
“Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger”
J’ignorais que j’avais gâché plusieurs années dans ce combat contre mon gras : dans mon hyper maîtrise de mes portions alimentaires, mon corps avait perdu ses repères. Il stockait rapidement toute la graisse que j’ingérais par peur d’une seconde disette. J’ai mis plusieurs années à retrouver un poids « normal », des mois à lutter contre mes troubles alimentaires et à réapprendre à me nourrir correctement, avec le juste équilibre entre plaisir et rationalité. Des années à arrêter de m’habiller en noir, la couleur qui affine, qui efface les défauts. Des années à apprendre à m’accepter telle que je suis. Des années pour chasser la nourriture de mes pensées, cette « bouffe » qui avait envahi mon cerveau et contaminé ma joie de vivre. Aujourd’hui, j’ai osé remettre à sa place l’acte de m’alimenter, le ranger dans un coin de mon esprit, et lui redonner la place qu’il mérite : il faut manger pour vivre et non vivre pour manger.
Les Troubles Alimentaires : un fléau mondial
Partir en croisade contre les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA)
L’acte de manger est primitif : nous portons chaque jour à notre bouche des aliments solides, que nous avalons après les avoir préalablement mâchés. En théorie, nous nous alimentons trois fois par jour. Notre société occidentale offre l’opulence de nourriture, si bien que l’on tente de lutter contre le fléau de l’obésité qui représente environ 17 % de la population adulte française. Les industriels et les supermarchés nous proposent l’hyper choix alimentaire, et pourtant, nous ne savons pas toujours comment remplir nos caddies. Nous achetons des compléments alimentaires pour perdre du poids, et de la pâte à tartiner. Si nous avons une bedaine, c’est forcément à cause du gluten. Quand on refuse de dompter ses « mauvaises » habitudes alimentaires, on se ruine dans les cache-misères du télé-achat : gaine ventre ultra plat, cures amincissantes à l’artichaut, ceinture à électrodes amincissante… Avec la télévision et la mondialisation de la dictature de l’image, certaines femmes ont commencé à avoir des préoccupations corporelles et un rapport à l’alimentation problématique. Les troubles du comportement alimentaire, ce que l’on appelle les TCA, touchent entre 3 et 4 % des adolescents dans les pays occidentaux… dans 90 % des cas, il s’agit de jeunes filles, de tous niveaux sociaux. Avec un taux de mortalité aux alentours de 10 % pour l’anorexie mentale, celle-ci représente la maladie psychiatrique la plus mortelle. Malgré cela, les pouvoirs publics ont encore du mal à prendre des mesures fortes pour en limiter les effets dévastateurs. Anorexie, boulimie, orthorexie ou hyperphagie, ces TCA polluent le quotidien de nombreuses personnes. Quand on rentre dans ces troubles, il y a une réelle altération de la vie, amenant souvent une grande détresse. Certains trouveront cela idiot de « s’inventer des maladies psychologiques alors que tant de gens dans le monde meurent de faim », tandis que ceux qui en souffrent en ont honte. La douleur de ces femmes et de ces hommes en guerre contre leur corps et la nourriture doit être entendue. Quand la Princesse Diana avait osé avouer ses crises de boulimie, le nombre d’Anglaises demandeuses d’une aide médicale pour une prise en charge de leurs troubles avait bondi. Osons en parler ! Il y a de plus en plus de méthodes qui exploitent la « gymnastique cognitive » pour apporter plus de flexibilité aux schémas de pensée, ce qui pose problème aux anorexiques mentales par exemple. Il existe des solutions, médicamenteuses ou non. Ne restez pas seules : https://www.ffab.fr/382-les-tca-une-des-priorites-du-projet-national-de-sante-2018-2022
Halte au gavage alimentaire des Mauritaniennes
À l’inverse, j’ai été frappée de voir une exposition photographique de Joost de Raeymaeker immortalisant les corps déformés de très jeunes filles mauritaniennes. Michela Ochippinti, réalisatrice italienne du film Le mariage de Vérida sorti en 2019, a également sensibilisé l’opinion publique sur le sort tragique de ces femmes soumises au rituel du gavage en Mauritanie. Contrairement aux pays occidentaux où la minceur est plutôt assimilée à un critère de beauté et de réussite sociale, dans ce pays, l’obésité est une marque de beauté. Les hommes mauritaniens, généralement très minces, considèrent les femmes avec beaucoup de formes et de vergetures comme étant les plus jolies. Les filles mariées très jeunes (12-14 ans) sont soumises à une forte pression sociale. Elles sont gavées à base de riz bouilli. De gré ou de force, elles doivent ingurgiter des quantités insupportables de nourriture pour grossir, dans le seul but de plaire à leurs futurs époux. Si elles ne mangent pas tout ce qu’on leur donne, elles sont physiquement punies. Par conséquent, elles deviennent obèses, souffrent de diabète ou de maladies cardiovasculaires. Celles qui veulent grossir à tout prix recourent à la médecine vétérinaire, aux hormones et autres drogues illégales, avec une issue souvent mortelle. Cette coutume touche 40 % des filles. Aminetou Mint Moctar, présidente de l’Association mauritanienne des Femmes Chefs de Famille (AFCF) qualifie cette tradition comme une « violation grave des droits humains (…) qui porte atteinte à l’intégrité physique de la femme ». Elle espère qu’une loi pourra bientôt abolir cette pratique archaïque.
Body positive : célébrons l’armistice à la génétique !
Nous mangeons toutes « émotion ». Après une mauvaise journée, nombreuses sont celles qui diluent leur stress dans une tablette de chocolat. Souvent, lors d’un repas animé, nous oublions de nous connecter à notre satiété. Certains ont les yeux plus gros que le ventre, d’autres sont vite rassasiés, mais grignotent toute la journée… L’important reste d’apprendre à comprendre son propre fonctionnement, son rapport personnel à la nourriture, parfois en dysfonctionnement depuis l’enfance. Il n’y a pas de solution adéquate pour tous. Certains sont écœurés par le petit déjeuner, d’autres dévorent avec appétit les tartines beurrées. Il n’y a pas de menu type, nous sommes toutes et tous uniques, avec une morphologie et un héritage génétique différents. Le sport fait-il mincir ? Vaste débat. Il faudrait en faire énormément pour éliminer un excès de kebab, pour sûr. Les scientifiques s’accordent à dire que l’activité physique aide surtout à se sentir mieux dans sa tête. Cela libère les hormones du plaisir et du bien-être : cela agit donc indirectement sur la volonté de se prendre en main. Malgré tout, certaines femmes saturent de la pression sociale, des “5 fruits et légumes par jour”. Les photos body positive ou nofilter fleurissent sur les réseaux sociaux, pourtant lieu de promotion visuel du « soi sous son meilleur profil ». Le mouvement body positive, c’est le processus parfois délicat de l’acceptation de soi. La société est ultra normée, l’idéal féminin très codifié. À entendre la gent masculine, une belle femme, c’est aussi une personne qui s’aime, à l’aise avec son corps, sachant le mettre en valeur. Toutes les physionomies comptent . La perfection n’existe pas, sauf sur les logiciels de retouches photos ! En bref, célébrons la diversité !
Pour ma part, entre mon corps et les aliments, j’ai signé l’armistice. Hors de question de perdre le reste de mon précieux temps à dénombrer les calories, mesurer la circonférence de mes cuisses, ou m’épuiser à mouliner dans le vide sur un vélo à l’arrêt. J’ai décidé d’oser manger pour vivre et non vivre pour manger, et vous ?
Violaine B.
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[…] car elle permet d’entrevoir des pistes de traitement pour les personnes atteintes de troubles du comportement alimentaires […]
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