Les Plumes Qui M’envolent : les anti-héroïnes

Eh non, chère lectrice, nous n’allons pas vous parler de cette drogue puissante qui s’injecte par intraveineuse dans le pli du coude. Presque, mais pas tout à fait. Ce qui est abordé ici propulse aussi dans le bad-trip d’un monde vertigineux. Je fais mention à ces lectures malaisantes et douloureuses qui mettent en scène des femmes en phase de rater leur vie. Les unes se jettent sous un train ou avalent une capsule d’arsenic, les autres s’accommodent d’une existence de fantômes, perdues qu’elles ont été dans le désir des hommes ou la reconnaissance patriarcale. Ce serait plus confortable si ces personnages nous étaient étrangers. Mais ce n’est pas le cas, ni le but… Ces fictions-là nous promènent aux extrémités de nos travers avec une vraisemblance cauchemardesque, installent une amertume au fond de notre estomac pour mieux nous prévenir du danger. J’ai le regret de vous annoncer que plus vous aurez le courage de vous imprégner de ces histoires d’échecs si bien menées, plus vous souffrirez avec ces héroïnes de papier, sacrifiées sur l’autel de la démonstration littéraire, plus vous serez catapultés avec efficacité sur votre propre voie. Alors, Celles qui osent, prête à découvrir vos sœurs déchues pour qu’en miroir, vous vous hâtiez d’extraire le véritable sel de votre vie ?

Antigone ou la catharsis au féminin

Avez-vous déjà entendu parler de la catharsis, cet art grec inventé par Sophocle qui a pour vocation de faire expier ses tourments au spectateur ? Il est dit que plus le tragique nous malmène, plus le travail de guérison est effectif. Cette « purification » permet de prendre un recul soudain sur sa propre situation pour créer les ressources qui vont nous préserver d’une chute similaire. C’est à ce principe que bien des écrivains ont souscrit à travers les siècles, en s’adaptant au fur et à mesure à leurs époques. Quand la Catharsis est atemporelle et universelle, c’est encore mieux.

C’est le cas d’Antigone, écrit par Sophocle justement, qui a été réécrite dans bien des contextes, tant le personnage a su matérialiser la résistance à l’oppression à travers les âges et particulièrement l’opposition des femmes. Antigone est l’image même de la justice qui doit s’accomplir, même si elle implique une stigmatisation sociale extrême, pouvant conduire à la mort. Comme dans nos sociétés, chaque protagoniste est emprisonné dans son rôle par les conventions sociales, à la fois victime et bénéficiaire de la situation. Créon, le roi, victime de sa virilité doit réparer l’offense qui lui a été faite en interdisant une sépulture digne au frère d’Antigone. Antigone s’est juré d’honorer son combat, quoi qu’il en coûte, en enterrant son frère.

Dans le superbe et moderne Antigone d’Anouilh, l’auteur dénonce les postures sociales du pouvoir qui enjoignent d’emblée à la cruauté. Il montre aussi à quel point les victimes sont héroïques tant elles sacrifient leur petite individualité à un idéal universel (que fait d’autre qu’une maman, qui actionne dans l’ombre les manettes de l’avenir ?). Exactement comme il a fallu la mort d’une suffragette pour enclencher le droit de vote des femmes, Antigone a été créée pour que son sacrifice mette en lumière le combat des femmes du quotidien. Le fait qu’elle endosse ce rôle de martyr, qu’elle se résigne à devoir mourir pour le lecteur la rend incroyablement réelle et touchante. Cette banale petite femme frêle, qui n’a rien de spectaculaire va pourtant nous montrer comment elle se dresse contre la domination phallocratique. De quoi nous faire sentir la force qui sommeille en chacune de nous, ou que nous en soyons… À méditer.

Anna-Karénine versus Leïla Slimani

Dans une interview pour la Grande Librairie, Leila Slimani avoue que le livre qui a changé sa vie est celui de Tolstoï, Anna Karénine. « J’avais 15 ans et en lisant la fin du livre, j’avais vraiment l’impression qu’Anna Karénine était morte. Ma mère m’appelait pour manger et je me disais, elle ne comprend pas, Anna Karénine est morte ! ». Et pour cause, même 200 ans plus tard, Anna Karénine a su faire porter sa voix. Elle représente l’éternelle injonction des hommes à disposer du désir féminin pour perpétuer le modèle social qu’ils ont choisi. Comme Emma Bovary avant elle, Anna-Karénine est coincée quoi qu’elle fasse. Soit elle joue le rôle de l’épouse parfaite en ignorant ses désirs comme bien d’autres avant elle et elle se résigne à mourir en elle-même. Soit elle se stigmatise à jamais aux yeux du monde et elle court le risque de perdre ce qu’il y a de plus précieux (dont ses enfants). Ses caprices de « bonne femme » conduisent pourtant à une guerre intérieure si forte qu’elle ne laisse guère d’autre choix que le suicide. Peut-être une façon d’affirmer la réalité et le sérieux des sentiments dans le jeu social, où si longtemps les femmes se sont laissé éteindre.

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Leila Slimani fait glisser les combats féministes d’une femme qui veut choisir son désir à celui d’une femme qui se perd dans le regard des hommes et en oublie sa propre essence. C’est la récupération et la déformation du combat féministe par le néolibéralisme qu’elle met en scène. On a enjoint aux femmes de faire carrière, d’être libres de leur corps au point de courir frénétiquement d’une expérience d’exception à une autre. Pourtant, on peut légitimement se demander si le fait de se tortiller en petite tenue sur un plateau télé est une véritable avancée ou si elle ne colle pas plutôt à un fantasme masculin qui réduit la femme à un objet sexuel. C’est en tout cas et l’air de rien, la question que pose Leila Slimani dans le Jardin de l’Ogre. Son héroïne, Adèle, passe à côté du bonheur à cause de sa double vie orgiaque qui supplée à son quotidien ennuyeux. Là encore, l’auteur met en garde contre l’inertie qui nous pousse à nous endormir sur nos acquis. Le fait même de continuer à se poser la question de la liberté véritable est un garde-fou par lequel chaque femme doit apprendre à trouver ce qui lui convient le mieux pour être heureuse. Si ce n’est pas en obéissant à un modèle qu’on s’en libère, ce n’est pas non plus en érigeant un contre-modèle obsessionnel.

Alice Ferney, Cherchez la femme

Si vous êtes en quête de votre prochain chef-d’œuvre à lire, ce pourrait être sans hésiter Cherchez la femme d’Alice Ferney. Alice Ferney est l’auteur d’une épopée psychologique d’envergure magistrale où elle met en scène la superficialité d’un homme qui parvient à gâcher sa vie, alors qu’il a tout pour être heureux. Jusque là, c’est un motif assez ordinaire dans le romanesque. La prouesse toutefois est de faire remonter cet incomplétude insatiable à l’incapacité qu’a eu la mère, Nina, à s’épanouir en tant que femme. Porté par une plume brillante, l’auteur nous démontre que les hommes sont les premières victimes de leur volonté de réduire féminin au silence. Un des traits de la virilité (et ce sont les traits de Serge) a été de pousser l’action jusqu’à l’extrême, le spectaculaire, la puissance et l’illusion de la perfection quand le féminin s’est échiné à répéter, se contenter de peu, se gorger de présent et à faire de son mieux en acceptant d’être effacé. Force est d’avouer que la société que nous connaissons met en valeur la partie spectaculaire du jeu, à son entier détriment. À force de désirer une croissance infinie sans temporisation, l’humain détruit ses ressources, exploite les plus faibles, étend sa domination sans limites, abîme sa santé à force d’excès et le tout en donnant à voir l’illusion d’une action bénéfique. C’est la réflexion qu’Alice Ferney amorce en sommant le lecteur de chercher la femme. C’est-à-dire ? Dans les failles du monde actuel, cherchez l’échec du féminin qui n’a rien fait pour imposer sa légitimité. En restant aveugle à leurs propres élans, les femmes ont pactisé avec leur bourreau. En acceptant leur sort, elles ont participé à l’irrémédiable course vers la chute. L’histoire d’Alice Ferney met en scène l’épouse splendide de Serge, Marianne, qui représente l’exact équilibre entre le féminin et le masculin, un féminin assumé, stable et ancré qui échoue pourtant à faire entendre raison au héros. Pourquoi ? Parce que la mère n’a pas su assurer son propre épanouissement en amont et à transmettre à son fils les capteurs pour détecter le bonheur simple. Cette incomplétude primitive en fera un perpétuel insatisfait, perdu dans la course aux attentes maladives et sourd aux mains tendues de son épouse. Une façon de dire que l’épanouissement de chacune d’entre nous est un acte militant. Le faire dans une solidarité féminine recouvrée sera la façon imparable de rendre le monde meilleur, en balayant la voie pour les suivantes.

 

Vous arrivez à la fin de cet article qui n’est pas exhaustif, bien évidemment. En matière de chute et de ressources à trouver pour les femmes, on pourrait citer Tess d’Uberville de Thomas Hardy ou Portrait de femmes d’Henry James, Jane Eyres de Charlotte Brontë et bien d’autres. À la lecture de ce dernier paragraphe, vous avez bien compris que votre contribution de lectrice est un acte militant ! Dites-nous quel livre vous a brûlé les mains, quelle destinée perdue à fait écho à vos propres actions et s’est imposé comme une urgence au cœur de vos décisions.

Charlotte Allinieu, pour Celles qui Osent

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