Bien avant #metoo, Akane Torikai a fait voler en éclats nombre de tabous autour des violences subies par les femmes au Japon. Ses mangas choquent, dérangent, mais fédèrent le public féminin, et les éditeurs se l’arrachent. Il y a de quoi. Bien décidée à utiliser sa plume pour dénoncer les inégalités hommes-femmes, rien ne semble arrêter l’auteure et scénariste à succès. Après 10 ans de carrière et près d’un million de volumes vendus, elle est arrivée dans les librairies françaises en 2020 avec un seinen* percutant : En proie au silence. Une œuvre choc qui a littéralement enfoncé les portes ouvertes et permis l’émergence de séries plus engagées, s’éloignant des stéréotypes machistes caractérisés de la BD nipponne. Portrait d’une mangaka féministe sans concession, qui jongle entre son rôle de mère de famille et le rythme effréné de ses publications.
*seinen : genre de manga destiné aux jeunes adultes.
Akane Torikai | Attirée par le contre-courant
Les mangas comme échappatoire pour l’adolescente
Akane naît le 13 août 1981 dans la préfecture d’Osaka, au Japon. On sait peu de choses de sa jeunesse, si ce n’est que sa scolarité fut difficile. Akane se familiarise avec les mangas dès le collège et se plonge dans leurs histoires afin d’alléger son quotidien. Elle découvre l’œuvre de Kyôko Okazani, une mangaka qui la marque profondément. Celle-ci avait pour habitude de dépeindre la vie des femmes japonaises et leur rapport à l’intimité d’une façon décomplexée, complètement différente de ce qui existait dans la littérature d’alors. Un tour de force à l’époque, car dans la culture japonaise des années 1990, c’est par l’œil des hommes que sont définis les désirs féminins.
Ses débuts de mangaka
« Depuis l’université, le manga m’apparaissait comme le seul boulot que je pouvais vraiment faire. »
Décidée à percer dans le milieu alors très masculin du manga, Akane envoie ses planches à diverses maisons d’édition. Repérée, elle débute sa carrière en 2004 en publiant son premier récit dans la revue Bessatsu Shôjo Friend. Bien qu’elle commence dans le registre du seinen, on la pousse à écrire des comédies et des histoires courtes dans le style shôjo*.
Mais ses éditeurs réalisent rapidement qu’elle n’est « finalement pas très douée pour dessiner des romances » et la transfèrent au magazine Morning Two. En 2010, ceux-ci lui offrent l’opportunité de prépublier sa première série dans le mensuel. À ce moment, Akane vient à peine d’accoucher et redoute de ne pas réussir à concilier son rôle de mère et son travail. Pourtant, elle accepte et commence à scénariser et illustrer son histoire tout en s’occupant de son enfant.
*Shôjo : récit romantique destiné à un jeune public féminin.
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Oser être une mangaka féministe
En proie au silence la propulse vers les sommets
Deux ans plus tard, Akane est divorcée et élève seule son enfant. Malgré le rythme effréné accompagnant la publication mensuelle de la série Onna no le, elle ressent le besoin de commencer un nouveau manga. Un récit plus sérieux, en phase avec ses préoccupations du moment. Elle obtient l’accord de sa maison d’édition, et imagine alors le scénario de En proie au silence.
« Je devais être traversée par une sorte d’énergie mystérieuse, probablement générée à la suite de mon divorce, une sorte de force, un cri qui disait : “Je mènerai ma barque comme je l’entends, et je ne laisserai personne me critiquer !” ».
ATOM Magazine, 2020.
Sa nouvelle série, portée par des illustrations à l’esthétique dépouillée du fantasme masculin, met en scène le quotidien de Misuzu. Cette jeune prof de lycée de 24 ans tente de se reconstruire après un viol. D’un autre côté, Niizuma est un lycéen terrorisé par ce que les femmes ont « en dessous de la ceinture » et par ce qu’elles attendent de lui.
Ce manga terminé en 8 tomes totalise près d’un million de ventes rien qu’au Japon. À travers son histoire, Akane Torikai pose un regard franc et direct sur la misogynie, le consentement, les injustices et l’objetisation des femmes au Japon.
Un manga féministe qui dérange
Pour éviter un scénario trop fémino-centré, Akane explique avoir étroitement collaboré avec son éditeur. Une association qui se ressent, car l’œuvre aborde de façon polyphonique des questions difficiles, tout en nous plongeant sans ménagement dans les émotions de ses protagonistes. Des émotions toujours nuancées, puissantes et souvent dérangeantes.
À sa sortie au Japon, En proie au silence a fait couler beaucoup d’encre. Les scènes dépeintes dans ce seinen mature en mettent plus d’un mal à l’aise. L’ambiance est oppressante et les moments d’intimité sont complètement désérotisés. Le genre de dessins que les adeptes de mangas sont peu habitués à voir.
Malgré le fort lectorat masculin du Morning Two et son accueil plutôt mitigé, ses éditeurs la soutiennent et décident de continuer la publication. Lorsque En proie au silence est sérialisé, ses ventes explosent, notamment grâce au numérique. Pour l’auteure, c’est le signe que de nombreuses femmes se sont reconnues à travers son œuvre, sans encore oser franchir les portes d’une librairie pour l’acheter.
Si ses mangas sont résolument féministes, Akane prône la sororité, la prise de conscience collective, et le dépassement de la colère initiale. Il est temps selon elle de transformer cette explosion de parole libérée après #metoo en quelque chose de positif.
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Le style graphique des mangas d’Akane en perpétuelle évolution
Le succès étant au rendez-vous, Akane devient la coqueluche des professionnels. Au Japon, elle publie des histoires dans des revues classiques, des récits de science-fiction et d’horreur. En septembre 2018, elle épouse en toute discrétion le mangaka de renom Inio Asano, célèbre au Japon et également bien connu en France pour ses titres Bonne nuit Punpun et Dead Dead Demon’s Dededededestruction.
En France, c’est la maison d’édition engagée Akata qui publie son manga en 2020. Le succès est au rendez-vous, et dans la foulée, ses éditeurs impriment le one-shot You’ve gotta love song et le diptyque Le siège des Exilées.
Elle change d’approche graphique à chaque histoire, si bien que chaque nouveauté est une surprise. Pourtant, son sujet de prédilection, lui, ne change pas. Il faut dire que la question des inégalités que subissent les femmes est un vivier sociologique riche, pouvant être traitée par de multiples biais et dans toutes les catégories. À travers le prisme de la sororité, du machisme et de l’entraide, l’auteure de BD japonaise continue à bousculer sans ménagement les mentalités au Japon.
Alors qu’Akata a terminé la publication d’En proie au silence fin octobre 2021, elle revient dans les rayons des librairies avec le recueil de nouvelles Sans préambule et la série Saturn return. Dans cette dernière, elle met en scène Ritsuko, une écrivaine en panne d’inspiration qui cherche à expliquer le suicide d’un ami perdu de vue.
Akane Torikai, audacieuse, courageuse, n’a de cesse de faire entendre le cri et l’indignation des femmes grâce à sa plume acérée et ses œuvres engagées. Et il apparaît non seulement qu’elle a réussi, mais qu’elle est loin d’avoir terminé !
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Ambre Calvez, pour Celles qui Osent
Sources :
Akata
Atom Magazine vol.13 – Février – Mars – Avril 2020