C’est l’histoire d’une pionnière. D’une amoureuse des vagues. Toute sa vie, Anita Conti a été portée par une inépuisable soif d’aventure. Surnommée « la dame de la mer », cette écologiste avant l’heure avait fait de l’océan son terrain de jeu et d’exploration. Plongez à la découverte du destin fascinant de la première femme océanographe !
Une enfance entre terre et mer
« J’ai su nager avant de savoir marcher. »
C’est pourtant loin du littoral, à Ermont dans le Val-d’Oise, qu’Anita Caracotchian voit le jour en 1899. Fille d’un médecin d’origine arménienne, elle grandit dans une famille aisée qui lui donne le goût de la nature et des voyages. Cet appétit de découvertes et de grands espaces ne la quittera jamais. Ses premières années, Anita les passe entre la région parisienne et la côte nord de la Bretagne. Dans le Trégor, ses plus proches voisins sont pêcheurs. Une enfance atypique, ponctuée de croisières en famille et d’escales autour du monde. Quand l’heure de regagner la terre ferme a sonné, Anita retrouve une ribambelle d’amis. Ces fils et filles de marins lui font découvrir les bateaux et la navigation. Une révélation : « Dès que je mets le pied à bord, je voltige. La vie est là », écrira-t-elle plus tard.
1914. Alors que le monde s’apprête à basculer dans un conflit sanglant, Anita et les siens quittent leur paradis breton pour mettre le cap sur l’île d’Oléron. Adieu paysages de la Manche, l’Atlantique devient son nouvel horizon. Dans le port de Saint Trojan, l’adolescente grandit loin des tourments de la guerre. Elle s’initie à la voile, découvre la photographie, dévore des livres. Au gré de ses promenades sur la grève, la jeune Anita fait la rencontre de pêcheurs, visite leurs navires, s’intéresse aux espèces capturées. Céteaux, soles, turbots, bars, langoustines, huîtres… : Oléron regorge de poissons, crustacés et autres coquillages. Pour Anita, ce séjour dans le golfe de Gascogne est une magnifique occasion d’en apprendre toujours plus sur le monde maritime. À chaque sortie, elle emporte son appareil photo. C’est d’ailleurs ici que la jeune fille prendra ses tout premiers clichés. Sur la pellicule se fixent les visages de ses parents et de son frère. Mais surtout les bateaux. Ils sont de toutes les images que saisit Anita. Navires à quai ou échoués, navette pour rejoindre le continent, chalutiers rentrant au port. L’adolescente ne le sait pas encore, mais ces photos seront les premières d’une très longue série.
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La première femme océanographe à monter à bord de chalutiers
À l’issue de la Grande Guerre, Anita Conti quitte Oléron « la lumineuse », ses marais salants et ses écluses à poissons. Vent dans le dos, elle rentre à Paris. Avec un projet : faire de l’une de ses passions un métier. Appareil photo et bottes en caoutchouc sont remisés, Anita leur préfère à présent pointe de cartonnier et chevillettes. Au début des années 1920, elle se lance dans la reliure d’art. Car depuis toujours, les livres agrémentent ses voyages. Par-dessus tout, Anita aime la poésie. Mais les mots ont besoin d’un écrin. C’est ainsi qu’elle apprend à travailler le cuir pour relier ses recueils favoris. Rapidement, son talent est remarqué, puis primé. Paris, Londres, Bruxelles, New York : les réalisations de la prometteuse Anita sont de toutes les expositions. Sa renommée grandit et de célèbres plumes lui confient la mise en valeur de leurs écrits, tels Jean Giraudoux et Blaise Cendrars.
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Mais alors que sa voie semble toute tracée, la mer l’appelle, encore et toujours. À l’aube de la trentaine, elle épouse Marcel Conti, attaché d’ambassade à Vienne, en Autriche. L’homme est taillé à sa mesure : il comprend la soif de liberté et de grand large d’Anita. Avec son accord, elle embarque dès les années 1930 sur des harenguiers. Chevelure crantée, foulard autour du cou, appareil photo en bandoulière : de mémoire de pêcheurs, on n’avait encore jamais vu ça. Une femme à bord, c’est une révolution ! Qui plus est quand elle partage le quotidien des marins. Pourtant, avec une facilité déconcertante, Anita gagne la confiance des travailleurs de la mer : tous finissent par la considérer comme l’une des leurs. Car la force de la jeune femme réside dans sa capacité d’adaptation. Pendant de longues journées, elle observe, comptabilise, photographie et cartographie les ressources marines. Elle veut tout voir, tout savoir de la mer. Son histoire, sa chimie, sa faune et sa flore. La voilà dans son élément. Comme un poisson dans l’eau.
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De la passion de la mer aux expéditions scientifiques
En hautes sphères aussi, Anita Conti se fait remarquer. On vante la grande précision de ses travaux, et cela va lui ouvrir des portes. En 1935, elle est engagée par l’Office Scientifique et Technique des Pêches Maritimes, l’ancêtre de l’Ifremer. Pendant quatre ans, l’intrépide sillonne les mers à bord du Président Théodore Tissier, le premier navire océanographique battant pavillon français. Sa mission ? Observer les techniques de pêche, établir des cartes, étudier les fonds marins, la qualité des eaux et les zones de pêche. Avec pour objectif l’optimisation de l’activité humaine en mer. Anita Conti réalise son rêve de toujours : évoluer dans ce milieu qui la fascine depuis l’enfance.
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Mais à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, elle décide de retourner au plus près des acteurs de la mer. En 1939, on la retrouve sur le chalutier Viking pour une campagne de pêche à la morue. Pendant trois mois, toujours armée de son fidèle Rolleiflex, elle immortalise la vie des terre-neuvas en mer de Barents. À bord, la vie est rude. Il y a le bruit des moteurs qui tournent à plein régime, le poids des chaluts qu’il faut remonter au gré des marées, l’odeur entêtante du poisson, le froid qui engourdit les mains, les embruns qui brûlent la peau, le vent et les vagues qui bousculent les gaillards les plus solides. Anita, que rien ne prédestinait à s’accrocher au bastingage d’un chalutier secoué par la houle, n’échangerait pourtant sa place pour rien au monde. La mer est devenue son espace vital, quitte à entretenir avec elle un rapport ambigu.
« Je ne sais pas si je l’aime. Elle est effroyable. C’est sur la mer que j’ai certainement éprouvé mes plus horribles sensations de terreur (…). Mais si je n’étais pas portée par la mer de temps en temps, je serais morte. »
Anita Conti, celle qui parle d’écologie avant tout le monde
À la fascination des éléments succède la prise de conscience. Les pratiques de pêche en haute mer interrogent Anita Conti. Son trouble grandit à mesure qu’elle observe ces centaines de bras empoigner les bancs de morue. Le poisson, stocké en abondance, semble englouti par le ventre du bateau. Les cales ressemblent à un puits sans fond. Anita écrit : « Les champs marins auraient-ils besoin, comme les champs terrestres, d’un rythme de repos ? (…) Les grands bancs de Terre-Neuve ne sont plus ce qu’ils étaient. Les morues disparaissent, on ne peut pas continuer à ce rythme-là. »
Son constat sonne comme un funeste présage :
« L’accroissement de la population, l’aveuglement du profit ajouté à nos progrès techniques nous entraînent au pillage des océans. »
Lanceuse d’alerte avant l’heure, la scientifique est l’une des premières à évoquer la surpêche. Ce sera son autre cheval de bataille : maintenir l’équilibre délicat du biotope marin.
Et voilà qui n’est pas une mince affaire. Car à l’époque, personne ne parle encore d’écologie, encore moins de développement durable. Des mers du Nord, Anita Conti bifurque vers les eaux plus chaudes. En témoigne son implication en Afrique pour améliorer les conditions de travail et de vie des pêcheurs. Au Sénégal, elle crée des stations de séchage de poisson. En Guinée, ce sont des pêcheries de requins. Permettre aux populations locales de manger à leur faim, sans tomber dans les travers de la surexploitation des ressources marines : voilà la quête d’Anita à l’aube des années 1960. Un combat qui la poussera également à implanter plusieurs fermes aquacoles en Irlande et sur le littoral Adriatique.
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L’inestimable héritage de « La dame de la mer »
L’histoire aurait pu s’arrêter là, au terme d’une vie entière dédiée à la mer. Mais c’était mal connaître Anita Conti. Jusqu’au bout, elle embarquera à bord de nombreux bateaux. Sans jamais cesser d’observer ce qui l’entoure. Elle laisse un fonds de plus de 45 000 photos, des centaines de vidéos et plusieurs ouvrages : Racleurs d’océans (1953), Géants des mers chaudes (1957), L’Océan, les Bêtes et l’Homme ou l’ivresse du risque (1971). La dame de la mer s’éteint au bord de l’océan, à Douarnenez, à l’âge de 98 ans. « Un bon coup de vent et je serai emportée » avait-elle coutume de dire avec malice. Hasard ou pas, Anita Conti tirera sa révérence au cours d’une nuit de tempête, le 25 décembre 1997.
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Caroline Ditte, pour Celles qui Osent
Sources :
Franceinfo On l’appelait la « dame de la mer » (juin 2019)
France Culture Anita Conti (1899 – 1997), la dame de la mer (juillet 2020)
La Cité de la mer Anita Conti, 1re femme océanographe (2012)
Géo Qui était Anita Conti, l’une des premières femmes océanographes ? (juillet 2021)
Ouest France Noël 1997, le dernier voyage d’Anita Conti (décembre 2017)
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