Lio, une artiste féministe et radicale
Vous avez forcément déjà fredonné les refrains acidulés du Banana Split ou des Brunes comptent pas pour des prunes. Mais connaissez-vous vraiment leur interprète, Lio, de son vrai nom Vanda Maria Ribeiro Furtado Tavares de Vasconcelos. Côté pile : la nymphette des années 80, machine à tubes pop, pétillante et sexy. Côté face : un esprit résolument libre et indépendant, acéré et sans concession. Vingt ans avant #Metoo, Lio parlait déjà féminisme, sexualité, violences faites aux femmes, ou encore diktats et injonctions sur les plateaux télé. Souvent à ses dépens… Longtemps méprisée, cataloguée comme l’écervelée au beau minois, elle fait désormais partie de celles dont la voix compte. Retour sur la biographie de Lio, entre paillettes, blessures et résilience.
Vanda, enfant pillée
Des parents qui se déchirent
Vanda naît le 17 juin 1962, dans un village du nord du Portugal. Pillée, c’est le terme qu’elle emploiera des années plus tard pour qualifier son enfance. Ses parents, Fernando et Lena, ont 20 ans à peine et sont tous les deux étudiants : lui en médecine, elle en philosophie. Rapidement, Fernando se révèle maladivement jaloux, paranoïaque, pingre, allant jusqu’à limiter la nourriture ou les médicaments. Lena dépérit et finit par quitter son mari pour Alberto, un musicologue et intellectuel de gauche. Fernando ne supporte pas l’affront. Lui qui n’a jamais vraiment fait preuve de tendresse ou de douceur kidnappe Vanda, qui devient un moyen de chantage et de pression. Il poursuit Lena en justice pour adultère. Le divorce est alors prononcé aux torts exclusifs de la jeune maman, qui se voit déchue de ses droits parentaux. Mais Fernando n’a aucune intention de garder Vanda avec lui : il la confie à sa sœur. Le traumatisme est terrible pour la petite fille. Lena choisit de relever la tête et de dire non. Une seule solution pour échapper à son ex-mari : la fuite organisée en Belgique, à l’automne 1968, avec Alberto et sa fille. Vanda a 6 ans et demi.
Exil et saudade
À Bruxelles, Vanda voit sa mère pleurer pour la première fois. En fuyant la dictature de Salazar, celle-ci est devenue une criminelle de droit commun : le retour en arrière est impossible, leur nouvelle vie est ici. La nostalgie du pays arraché n’est jamais loin, entre les airs de fado qui tournent à la maison et les souvenirs d’un grand-père adoré. Mais, de galères en petits boulots, Lena essuie ses larmes et montre à sa fille le chemin de la liberté et de l’indépendance. Vanda est vive et intelligente, elle apprend rapidement le français et dévore les classiques de la littérature.
Dans la Belgique des années 1970, l’élève studieuse laisse place à l’ado frondeuse. Elle traîne avec ses amis punks, coupes iroquoises, Sex Pistols et Ramones dans les oreilles. Elle danse comme une folle dans les boîtes bruxelloises, écoute Diana Ross et Blondie, Serge Reggiani et Léo Ferré. La rencontre qui va tout bouleverser arrive en 1977. Dans la médiathèque où travaille sa mère, Vanda croise le chemin de Jacques Duvall, un parolier belge, de 10 ans son aîné. Elle lui fredonne du France Gall, il est conquis et lui écrit Le Banana Split. Vanda se cherche un nom de scène. Elle vient de lire Barbarella et se retrouve particulièrement dans l’un des personnages, plein de poésie et d’adolescence : ce sera Lio.
Lio, Pop Model
L’enfant teenage aux disques d’or
Années 80 et boules à facettes, Le Banana Split cartonne. Lio a tout juste 17 ans sur les pochettes des 45 tours. Contrairement à France Gall à l’époque des Sucettes, elle déclare avoir pleinement conscience de l’érotisme à peine crypté des paroles de sa chanson :
« Il y avait quelque chose de l’ordre de la lolita, mais à la différence de Gainsbourg, Jacques Duvall ne s’est jamais foutu de moi. C’était très clair, ce que je chantais, c’était partagé ».
Moderne, pleine de caractère, elle parle librement de sexe et d’amour, loin des poncifs romantiques en vogue jusque là. Les jeunes filles s’identifient à elle et les tubes s’enchaînent : Si belle et inutile, Amoureux solitaires, Amicalement vôtre… Son premier album est certifié disque d’or. Après une belle idylle avec Jacques Duvall, elle entame une relation, clandestine et chaotique, avec Alain Chamfort. En 1983, celui-ci compose son deuxième album, Amour toujours, teinté de mélancolie. Le public, habitué à une Lio solaire et pétillante, n’est pas au rendez-vous. Sa maison de disques commence à douter mais l’artiste revient en force avec l’album Pop Model et son titre phare, Les Brunes comptent pas pour des prunes. Le deuxième disque d’or est en poche ! La success story compte tout de même une ombre au tableau : Lio s’est bâti au fil des ans une réputation qui commence à lui faire du tort.
Très chère liberté
La jeune femme ne se résout pas à être un produit formaté et marketé, image papier glacé façon « sois belle et tais-toi ». Elle protège bec et ongles ses chansons et refuse de se produire si l’on cherche à lui imposer une mise en scène qui lui déplaît.
« Le métier est celui qui veut prendre le pouvoir et l’artiste est celui qui doit se modeler. Il y en a qui y arrivent plus ou moins bien. Moi je suis assez peu malléable. »
Lio s’imaginait être à égalité avec ses pairs, jouer dans la même cour. Elle déchante brutalement. Le point de rupture a lieu en août 1987. Antoine de Caunes l’invite sur le plateau de son émission pour commenter le premier concert de Madonna en France. Elle a 25 ans et apparaît enceinte de huit mois. Elle reçoit des courriers par centaines, de femmes de tous âges, touchées de voir à la télé un corps qui leur ressemble. Mais pour l’industrie musicale, c’est l’affront de trop : Lio a perdu son charme juvénile et les maisons de disques lui tournent le dos. En 1988, son album Cancan passe inaperçu. Flops ou succès modestes, les disques suivants ne se hisseront jamais au niveau de Lio et Pop Model.
Des plateaux de cinéma aux galas de supermarché
La carrière de la jeune femme se poursuit toutefois au théâtre et sur grand écran. Depuis son premier film en 1983, sous la direction de Chantal Akerman, Lio tourne avec les têtes d’affiche les plus prestigieuses : Jean-Paul Belmondo et Richard Anconina (Itinéraire d’un enfant gâté), Jacques Dutronc et Michel Blanc (Chambre à part), ou encore Isabelle Huppert (Après l’amour) et Chiara Mastroianni (Carnages). Les longs métrages s’enchaînent dans les années 1990, entrecoupés de pauses bien nécessaires pour « fabriquer de l’humain », comme elle le dit si joliment. Après Nubia en 1986, arrivent Igor (1993), Esmeralda (1995), les jumelles Garance et Léa (1999) et Diego (2003).
Avec six bouches à nourrir, il faut faire bouillir la marmite. Sur fond de dettes au fisc, c’est la période des « G.D.M. » : les « galas de merde » (pour reprendre son expression), dans les foires et les supermarchés. Pour engranger les cachets, Lio apparaît également partout à la télé pendant les années 2000 – 2010 : La Fureur, Scènes de ménage, La Nouvelle Star, The Voice Belgique, Danse avec les stars, etc. Elle retrouve aussi la bande des ex-stars des années 80 (Jeanne Mas, Cookie Dingler & co) dans des tournées qui font salle comble aux quatre coins de la France. Lio se plie au jeu en gardant le sourire. Pourtant, elle est habitée par des colères et des révoltes qu’elle choisit de ne pas garder sous silence.
Biographie de Lio : liberté de ton et regard acéré
La lutte contre les violences faites aux femmes
Cette lutte-là, Lio la porte dans sa chair, en tant qu’ancienne femme battue. Elle a vécu un calvaire avec le père de ses jumelles : privation de sommeil, insultes, coups, viols. En 2000, elle rencontre Marie Trintignant. C’est le coup de foudre amical et les deux femmes réfléchissent à l’écriture d’un livre à quatre mains. Marie meurt sous les coups de Bertrand Cantat en 2003. Sur les plateaux télé, on parle de crime passionnel, de dispute qui aurait mal tourné…. Cette façon de romantiser la violence fait bouillir Lio. Elle monte au créneau, défend son amie, explique les mécanismes d’emprise et de manipulation. Ses prises de position lui valent un déferlement de calomnies et d’injures. Elle, la chanteuse un peu sexy, un peu légère, n’est pas prise au sérieux. On l’accuse d’opportunisme, de se faire de l’argent sur le dos du drame en vendant ses interviews.
Vingt ans se sont écoulés et #MeToo est passé par là. Pourtant, la parole des femmes n’est toujours pas considérée et les agresseurs sont entourés de beaucoup de complaisance. Sur les mêmes plateaux télé, Lio continue à prôner une vigilance constante et appelle à la sororité :
« Je pense qu’il ne faut rien lâcher, que les femmes sont en danger, très fortement en danger. Il y a peut-être un espoir, que les femmes qui sont solidaires entre elles emportent le morceau. Quand je vois le Balance ton quoi d’Angèle être repris en chœur au Zénith par tout le monde, ça me donne beaucoup d’espoir ».
À lire aussi : Le mouvement Me Too : qu’a-t-il changé ?
La dénonciation du sexisme ambiant
Lio a véhiculé une image hyper sexualisée alors qu’elle n’était encore qu’une ado. Si elle a toujours assumé la dimension érotique de son personnage, celui-ci n’en est pas moins devenu un fardeau au fil des ans. Dans un métier qui l’a volontiers objectifiée, dans lequel elle voit la misogynie comme systémique, Lio s’est battue pour rester maîtresse de son image. Elle pose nue, parle cru et montre ses gambettes ? OK, mais toujours avec son consentement le plus total. Loin du métier et des projections fantasmées, c’est dans la maternité que Lio trouve l’expression de sa pleine singularité, de son identité première.
On peut être une féministe convaincue et devoir se déconstruire sur certains sujets. Ainsi, la Lio de 2024 ne tient plus tout à fait les mêmes propos que celle de 1980. Sur Le Banana Split par exemple, elle déplore aujourd’hui que sa chanson ait pu servir de prétexte pour déculpabiliser des pédocriminels. Ou encore sur Gainsbourg, qu’elle qualifie désormais de « Weinstein de la chanson ».
Depuis ses 40 ans, Lio fait face à une nouvelle forme de discrimination : l’âgisme, corollaire direct du sexisme. Sans cesse renvoyée à son image du passé ou comparée à sa sœur cadette Helena Noguerra, elle a, là encore, choisi de dire non.
Le refus des injonctions et des diktats
Lio refuse de se laisser dicter ce que c’est qu’être une femme et une artiste. À 60 ans, longue chevelure grise ou cheveux rasés décolorés, elle s’en fout. Il n’y a plus d’homme dans son sillage. Elle continue à parler de sexe sans tabou : ménopause, masturbation ou encore abstinence, pour se libérer d’un rapport à son corps qui lui a trop coûté. Elle vit en Belgique et a accepté d’être jurée pour l’émission Drag Race. Une façon pour elle de clamer que l’on peut avoir 60 ans, des rides, des cheveux blancs et être belle, joyeuse et tout simplement là.
Et puis, la musique est loin d’être derrière elle. En mai 2024, Lio annonce un nouveau projet d’album. Les maisons de disques lui ont tourné le dos ? Qu’à cela ne tienne ! Son album, elle le fera toute seule. Ou plutôt avec le soutien de son public et entourée de la nouvelle génération de filles qui lui a donné envie de revenir : Hoshi, Isia Marie, Corine, Owlle, etc. Que des nanas qu’elle aime et admire. Ce sera l’album pop non plus d’une enfant teenage mais d’une « sénioresse ». Il sera autoproduit et donc placé, résolument et radicalement, sous le signe de la liberté et de l’indépendance.
À lire aussi : L’abstinence, le choix assumé des femmes
Sur les images de ses premières télés, on voit une Lio en minijupe rose bonbon, palmier sur la tête et air ingénu. C’est tendre et émouvant, parce que personne ne se doutait alors de l’immense femme qui se révèlerait derrière ces trois petites lettres. Chacune de ses blessures, d’enfant ou d’adulte, a été le terreau des révoltes qui l’ont habitée. Sensuelle, insolente, solaire, tantôt adorée ou méprisée, elle ne s’est jamais laissée emprisonner dans une case. Énergie vive et liberté folle, Lio et Vanda à la fois. Il lui en a fallu, du courage, pour montrer ce que c’est, de ne jamais renoncer.
Florence Billard, pour Celles qui Osent
Sources :
Pop Model︱Autobiographie de Lio, éditions Flammarion
Podcast Arte Radio︱Lio, chanteuse pop et féministe
ADN, l’émission de l’INA, avec Lio
Podcast Binge Audio︱Lio, la proie devenue idole
Le Parisien︱Lio regrette les paroles du Banana Split
C l’hebdo︱Lio réagit à l’affaire Depardieu
En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent
1 Comment
Lio est une artiste incroyable : excellent choix. Bravo Florence, c’est très bien écrit et cadencé. Un plaisir de te lire. J’ai appris beaucoup de choses sur elle et j’ai dévoré ton article !