Biographie d’Ida Rubinstein | L’audace en cinq actes

Ils ne sont plus qu’une poignée de danseurs à connaître la biographie d’Ida Rubinstein. Pour le grand public, c’est aujourd’hui une inconnue. Sans concession, cette femme fascinante a tout donné pour l’art sans compromis à la gloire. De sa jeunesse dorée à Saint-Pétersbourg en Russie à sa vie de femme artiste indépendante, étoile des Ballets Russes, icône des Années folles à Paris, la grande dame brune a dominé la scène. C’est elle qui a commandité son Boléro à Maurice Ravel. Elle a été la comédienne attitrée de Paul Claudel. Artiste avant-gardiste, mécène, danseuse, tragédienne, elle a fasciné les hommes, mais n’a été la muse que d’une seule, une peintre, devenue son amoureuse. Envoyez la musique. Voici son portrait en cinq actes.

Acte 1 – Une poupée russe qui dit non

Elle aurait pu être une petite fille riche, comme tant d’autres au détour des années 1900 : une enfant bien élevée et cultivée, juste ce qu’il faut pour faire un beau mariage. Née en 1888 (peut-être), Ida Rubinstein est issue d’une grande famille juive de commerçants de Kharkov, aujourd’hui en Ukraine. Dans cet Empire russe, c’est à Saint-Pétersbourg qu’il faut être et c’est là qu’elle se retrouve, orpheline à huit ans, élevée par une tante richissime et très mondaine. La jeune Ida est animée par une soif d’apprendre hors du commun, bien guidée par des professeurs particuliers brillants. Elle parle quatre langues, se passionne pour le théâtre et la danse. La jeunesse dorée russe s’essaie à la scène en dilettante. Elle, elle va en faire l’histoire de sa vie.

Acte 2 – Biographie d’Ida Rubinstein, 18 ans, danseuse et tragédienne

Ida Rubinstein, passionnée et insoumise, crée à 16 ans dans le plus grand théâtre de la ville, Antigone de Sophocle. Rien que ça ! Elle impressionne par son talent de tragédienne et enchaîne avec une provocation, celle de monter en russe la pièce sulfureuse Salomé d’Oscar Wilde. Elle convainc pour l’occasion le grand peintre décorateur Léon Bakst et le chorégraphe Michel Fokine de travailler pour elle. Tous les deux tombent sous son charme. En revanche, c’est le choc pour l’Église orthodoxe et sa famille ! La pièce a bien failli ne jamais être jouée. Rien n’arrête Ida Rubinstein. Elle « coupe le son » du texte trop provocant, impose le mime et garde la musique. Pour finir, elle fait distribuer le texte au public. L’audacieuse ne recule pas, elle finit nue sous un voile. La pièce sera jouée une fois.

Acte 3 – Icône des Années folles, Lady Gaga avant l’heure

Ce scandale est fondateur : elle entre en conflit ouvert avec sa famille, qui la fait momentanément interner en France. Le grand mécène et producteur Diaghilev, lui, a deviné son potentiel. En mai 1909, elle quitte la Russie et le suit à Paris avec la compagnie des Ballets Russes. Au passage, pour assurer son indépendance, elle persuade Vladimir Horowitz, un gentil cousin inoffensif de l’épouser. Avec ce mariage blanc, elle gagne sa liberté.
Ni tutu ni entrechat pour elle, la danseuse Ida Rubinstein n’est pas une ballerine classique. Elle laisse les conventions à son bondissant partenaire Nijinski et impose une interprétation très expressive et toute personnelle. Son modèle en danse n’est autre que la grande et révolutionnaire Isadora Duncan. Elle veut, comme elle, retrouver les mouvements libres de la danse antique, incarner la beauté universelle. Tout est dans l’amplitude des bras, l’expression dramatique, des tenues fluides, transparentes qui ne cachent rien de son corps souple et magnifique. À ce jeu-là, elle subjugue littéralement les salles de spectacle par son audace et sa sensualité. Dans le même temps, les salons du Tout-Paris des Années folles la consacrent pour son élégance haute couture et son charisme.

Acte 4 – Ida Rubinstein, commanditaire du Boléro de Ravel

Sa propre compagnie à 25 ans

Être en haut de l’affiche pour les créations des autres ne lui suffit plus. Elle refuse de subir et fuit la tyrannie et la jalousie de Diaghilev. Monter des spectacles grandioses, associer les meilleurs artistes de chaque discipline pour les textes, la musique, les décors, la chorégraphie :  elle va oser réaliser son rêve. Elle quitte les Ballets Russes au sommet de sa gloire et monte son propre ballet. Après le poète et dandy vieillissant Robert de Montesquiou qui la « lance » à Paris, elle séduit un très riche mécène, le comte irlandais (et brasseur)  Walter Guinness. C’est lui qui l’aidera à financer toutes ses envies.

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30 ans de création d’avant-garde

Elle embauche les plus grands pour imaginer ces moments d’art total, ce qu’elle appellera « l’Art aux trois visages » (danse, théâtre, musique). Elle déclare : « Je suis née avec l’ambition de prêter mon corps, mes mouvements, ma voix et le plus intime de mon être à des personnages de théâtre, à l’imaginaire, à l’idéal ; voilà mon vrai royaume, ma patrie. » À travers l’Europe, elle va s’acharner, inventer, choquer souvent, travailler beaucoup (notamment sa diction avec son amie Sarah Bernhardt pour gommer son puissant accent russe).

Pugnace et courageuse

Comme commanditaire, productrice et interprète, elle est à l’origine de chefs-d’œuvre. Elle commande à Stravinsky Perséphone et le Baiser de la Fée. Avec Gabriele d’Annunzio qui l’idolâtre, elle crée le Martyre de saint Sébastien sur une musique de Debussy (elle y joue le rôle-titre masculin, encore un scandale). Le chorégraphe Fokine, le compositeur Darius Milhaud, les auteurs Claudel, Valéry, Gide vont travailler pour elle.

Cependant, malgré ces trente ans de carrière et de créations, elle n’est restée dans les mémoires que pour le Boléro de Ravel. Énorme succès dès son origine, elle en a été la commanditaire. Ida Rubinstein avait demandé à Ravel un long mouvement espagnol sur lequel elle danserait les contours de la musique. Ce fut ce lancinant Boléro, hypnotique, érotique, rythmique : seize mesures entrées dans l’histoire mondiale de la musique.

Acte 5 – Biographie d’Ida Rubinstein, une femme libre jusqu’au bout

Du mariage fantoche de sa jeunesse, il ne reste rien. Elle a beaucoup séduit, surtout par sa grande beauté et ses performances avant-gardistes. A-t-elle aimé autre chose que l’art ? Nul ne le sait. Sa liberté s’exprime aussi dans ce talent à brouiller les pistes, derrière le masque de la Diva. Elle vivra, pourtant, au grand jour, pendant trois ans, une passion avec Romaine Brooks, une artiste peintre américaine qui la prendra pour modèle. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Ida Rubinstein traverse une période mystique entraînée par Paul Claudel. Il lui prépare en 1938  une Jeanne au bûcher, sur une musique composée par Honegger. S’est-elle convertie ? Mystère. Fidèle à elle-même, elle part en retraite dans un couvent suisse pour préparer son rôle… en Rolls-Royce avec son coiffeur !
En 1940, elle fuit Paris pour Londres. Elle se dédie corps et âme aux blessés de guerre. En 1945, Ida a 57 ans, elle a perdu sa jeunesse, ses illusions et une partie de ses biens parisiens spoliés par les nazis. Elle organise encore quelques performances artistiques puis se retire du monde et finit sa vie dans son domaine de Vence en Provence. Vivant une ascèse volontaire, elle se nourrit de poisson pour vivre l’expérience christique, mais arrose le tout d’une coupe de champagne chaque jour !

 

La biographie d’Ida Rubinstein s’achève par sa mort en 1960, seule et oubliée. La femme profonde et frivole, indépendante et libre, est très vite retombée dans l’anonymat. Il reste d’elle les œuvres qu’elle a engendrées, à son image, celle d’un art qui ose tout, libre et sans concession.

Redécouvrez la vie de Joséphine Baker, une autre danseuse libre du XXᵉ siècle, qui osa dans bien des domaines.

Sources :

France Culture – Culture Prime

Paul Claudel et Ida Rubinstein, une collaboration difficile – Jacques Depaulis, Les Belles Lettres, 1994

Ida Rubinstein, une inconnue jadis célèbre – Jacques Depaulis,  J. Champion Éditeur, 1995

Caroline FORÊT pour Celles qui Osent

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