En français, « wise » signifie « sage ». Il est vrai que, dans sa vie, Brownie Wise a toujours respecté les règles. De la petite fille espiègle à l’employée modèle en passant par la mère au foyer, l’Américaine ne sort pas du rang. Pourtant, son destin, qui paraît tout tracé, prend un tournant exceptionnel. Le fruit du hasard ? Certainement pas. Tout d’abord, la jeune femme s’est toujours autorisée à « rêver grand ». Or, quand on naît dans l’Amérique profonde au début du XXe siècle, afficher une liberté de penser est une véritable preuve d’audace. Ensuite, Brownie Wise a un sens inné des affaires. Elle ne possède pas de diplôme de commerce. Ni de diplôme tout court, d’ailleurs. Mais elle maîtrise, de manière intuitive, l’art subtil de la vente. Ce don bouleverse sa vie. De sa première réunion à domicile pour des produits ménagers à la vice-présidence de l’entreprise Tupperware, la vie de Brownie Wise dépasse la fiction.
Mère divorcée dans l’Amérique des années 50
Une enfant sûre d’elle
Brownie Mae Humphrey voit le jour à Buford (Géorgie) le 25 mai 1913. Son père est plombier et sa mère travaille pour le syndicat des chapeliers. Elle est souvent en déplacement. Au divorce de ses parents, Brownie part vivre chez sa tante à Atlanta. Elle y grandit entourée de ses cousins. Débrouillarde et persuasive, la fillette n’en est pas moins coquette. À l’instar d’Ida Rubinstein, elle joue de ses charmes pour arriver à ses fins.
À l’âge de quatorze ans, Brownie, aventureuse, part travailler avec sa mère. Elle apprend à prendre la parole en public et prononce ses premiers discours. À dix-huit ans, elle participe à un camp YWCA (Young Women’s Christian Association) pour les jeunes filles s’orientant vers le domaine des affaires. Son rêve ? Devenir écrivaine et illustratrice, à l’image de Tove Jansson.
Une épouse libre
En 1936, Brownie rencontre Robert Wise à Dallas. Après avoir remporté un concours, elle réalise la fresque murale du Texas Centennial. Robert, lui, est responsable de l’exposition de la Ford Motor Company. Le 15 décembre, Brownie et Robert se marient. Ils déménagent à Détroit et leur fils Jerry naît en mai 1938. Pour s’évader de son quotidien de femme au foyer, Brownie rédige dans les colonnes du Détroit New’s. Elle s’y invente une existence idyllique et un mari dévoué. Cette vie rêvée cache malheureusement une toute autre réalité. Celle des violences conjugales et de l’alcoolisme de son mari. En 1941, la courageuse Brownie divorce.
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Une employée ambitieuse
En proie à des difficultés financières, la jeune femme décide de s’installer en banlieue, avec sa mère et son fils. Elle commence, vaillamment, une carrière de secrétaire chez Bendix Aviation. À la fin des années 1940, un représentant de chez Stanley Home Products frappe à sa porte. Il lui présente sa gamme de produits ménagers. Brownie trouve sa prestation médiocre. Confiante, elle pense pouvoir réaliser une meilleure performance que lui. L’audacieuse tente alors de se faire recruter par le pionnier de la vente à domicile. Son plan fonctionne. Ce qui, au départ, ne représente qu’un complément de revenu, devient rapidement son emploi principal.
Brownie Wise pulvérise les records de ventes. Le directeur de l’entreprise la promeut responsable des équipes commerciales de Détroit. C’est alors que la jeune femme, entreprenante, intégre les produits de la marque Tupperware au catalogue de Stanley Home Products. En quelques mois, les ventes de boîtes en plastique sont décuplées. Forte de son succès, Brownie, enhardie, fait part à sa hiérarchie de son souhait d’évoluer vers un poste de manager. Ses responsables lui rétorquent que le management n’est pas une affaire de femmes.
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De démonstratrice à vice-présidente de Tupperware
Une rencontre déterminante
Earl Tupper, le créateur de la marque Tupperware, voit ses ventes exploser dans la région de Détroit. Lui qui peine à faire décoller les chiffres, cherche à comprendre d’où viennent ces bons résultats. En effet, ses produits, implantés dans les quincailleries et les grands magasins, ne trouvent pas preneurs. Il s’empresse de contacter l’auteure de cet exploit. Brownie Wise lui explique avoir simplement appliqué aux récipients Tupperware les méthodes de vente de Stanley Home Products. L’inventeur propose alors à Brownie de gérer la distribution de ses produits dans l’État de Floride. Excitée par ce nouveau challenge, l’intrépide accepte.
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Une directrice commerciale novatrice
Des méthodes de vente performantes
Brownie Wise déploie chez Tupperware les techniques du pionnier de la vente à domicile. Elle définit les procédures de recrutement et les objectifs commerciaux des démonstratrices. Ainsi, chaque vendeuse doit en embaucher d’autres. Lorsque l’une d’elle atteint cinq à six réunions hebdomadaires, elle peut prétendre au grade de manager. Cet échelon lui permet de toucher une commission sur le CA de ses équipes. Les démonstratrices en couple, quant à elles, peuvent devenir concessionnaire : l’épouse s’occupe des ventes et le mari gère l’entrepôt. Ce dernier doit quitter son emploi pour suivre sa femme.
Une décision osée
Le chiffre d’affaires généré par les réunions à domicile ne cesse de croître. Celui des quincailleries et grands magasins, en revanche, n’augmente pas. Brownie explique que pour vendre les fameux contenants en plastique, il faut pouvoir en faire la démonstration. En effet, en appuyant sur le couvercle, les vendeuses chassent l’air du récipient. Cette manipulation produit un son qui s’apparente à un rot (« burp » en anglais). C’est précisément ce bruit qui convainc les clientes et leur prouve que le produit est bien hermétique.
Brownie Wise fait alors une proposition révolutionnaire : faire de la vente à domicile le seul et unique canal de distribution de la marque. Earl Tupper suit les conseils de sa collaboratrice hardie et retire ses produits des magasins. Il nomme Brownie Wise vice-présidente de Tupperware et directrice générale de la nouvelle « Home Party Division ». Cette décision marque un véritable tournant dans l’histoire de l’entreprise.
Des résultats exponentiels
Les résultats ne se font pas attendre. L’entreprise passe de deux-cent-mille dollars à cent millions de dollars de chiffre d’affaires. En 1951, Tupperware compte deux-cents démonstratrices. En 1954, neuf-mille. Plus de mille couples de concessionnaires distribuent les produits à travers le pays. Brownie Wise crée une machine de guerre commerciale.
Une femme publique proche des gens
Une stratège en ressources humaines
L’audacieuse business woman met un point d’honneur à faire monter ses vendeuses en compétence. Elle les exhorte à faire preuve de courage, à travailler dur et à croire en elles. Elle considère que chaque femme peut apporter sa pierre à l’édifice, quels que soient son origine, son milieu social ou son niveau d’étude.
« Si nous formons les gens, ils développeront l’entreprise » Brownie Wise
Une communicante exceptionnelle
Les Jubilés Tupperware
Pour motiver ses troupes, Brownie Wise ne lésine pas sur les moyens. Elle célèbre les réussites de ses « best sellers » lors de séminaires de quatre jours appelés « jubilés ». Au programme : chasses aux trésors et soirées costumées durant lesquelles on scande l’hymne Tupperware Tupper Feeling. Les top vendeuses sont couvertes d’applaudissements, de trophées et de produits de luxe. En 1956, le grand prix est une Ford Fairlane. Le magazine Life couvre l’évènement.
« Peu importe qui vous êtes, vous seule pouvez donner au monde quelque chose qu’il ne peut obtenir d’aucune autre source » Brownie Wise
Les médias
Les femmes cadres étant rarissimes à l’époque, Brownie Wise capte toute l’attention des journalistes. Photos dans les magazines, interviews dans la presse et dans des talk-shows : l’Américaine envahit la sphère médiatique. Elle incarne le visage de la marque Tupperware. Brownie Wise est la première femme à faire la couverture de Business Week. La femme d’affaires accède au rang d’icône.
Le livre de la discorde : Best Wishes : How to put your wishes to work
En 1957, au sommet de sa gloire, Brownie Wise sort son livre Best Wishes : How to put your wishes to work dans lequel elle donne des conseils aux femmes pour se réaliser. L’ouvrage provoque l’ire d’Earl Tupper. Il reproche à sa vice-présidente son narcissisme et son exposition.
Brownie Wise et Earl Tupper : une fin tonitruante
Une rupture rocambolesque
Après une tentative de putsch raté pour démettre Brownie Wise de ses fonctions, Earl décide de ne plus accepter les appels téléphoniques de sa collaboratrice. S’ensuit une longue correspondance épistolaire entre les deux protagonistes. La situation s’envenime.
Earl Tupper finit par licencier Brownie Wise qui n’avait pas de contrat de travail. Après négociation, elle obtient péniblement 35 000 $, soit une année de salaire. Earl fait enlever toutes les photos de Brownie des murs de l’entreprise. Il l’efface de l’histoire de Tupperware.
Des carrières professionnelles avortées
Brownie Wise lance sa propre société : Cindarella Cosmetics. Alors qu’elle pensait s’appuyer sur leur réseau de distribution, aucun des revendeurs Tupperware ne la suit. Elle fait alors du conseil aux entreprises puis finit sa carrière en tant que céramiste Raku.
Earl Tupper, quant à lui, devient paranoïaque. Il se croit poursuivi par le fisc et craint de devoir payer trop d’impôts. Quelques mois après avoir congédié Brownie, il vend la société. Il renonce à la citoyenneté américaine et achète une île au Costa Rica où il finit ses jours. L’ex-président de Tupperware est souvent comparé à Howard Hugues pour ses troubles mentaux.
En hissant Tupperware à son sommet, Brownie Wise a incontestablement marqué une époque. Figure de l’Amérique des années 1950, elle symbolise les débuts de la société de consommation. La business woman est également une icône pour les femmes de la classe moyenne. En changeant le regard que la société pose sur elles et en modifiant la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, Brownie Wise a ouvert la voie aux femmes d’affaires modernes.
Aujourd’hui, son héritage est restauré. L’entreprise Tupperware a réintégré Brownie Wise à son histoire. Le comté d’Osceola (Floride) a également rendu hommage à la femme d’affaire. L’île Tupperware a été rebaptisée Parc Brownie Wise, une aire de conservation de la faune et la flore locales. Enfin, le destin de la pionnière de la vente à domicile est si sensationnel qu’Hollywood s’est emparé de l’affaire. Sony Pictures a, en effet, racheté les droits du livre de Robert Kealing. Tate Taylor y filmera Sandra Bullock dans le rôle de Brownie Wise.
Sarah Sacchet, pour Celles qui Osent
Sources :
WISE, Brownie. Best Wishes : How to put your wishes to work. Podium Pub. Co. 1957. 183 pages.
KEALING, Bob. Tupperware Unsealed: Brownie Wise, Earl Tupper, and the Home Party Pioneers. University Press of Florida. 2008. 256 pages
KEALING, Bob. Life of the Party: The Remarkable Story of How Brownie Wise Built, and Lost, a Tupperware Party Empire. Crown Archetype. 2016. 322 pages.
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