Chantal Akerman : biographie d’une cinéaste audacieuse

Que ce soit dans son cinéma, sa littérature, ou dans ses choix de vie, Chantal Akerman semble avoir toujours eu la phobie des chemins tout tracés. Un premier film abordant le suicide, un autre tourné en temps réel, des livres sans presque aucune ponctuation… La cinéaste s’est inventé son propre langage, tant sur le fond, que sur la forme. D’ailleurs, qu’on le comprenne ou pas, peu l’importe. Cette grande contemplatrice n’a pas peur d’utiliser le vide, le presque rien, la lenteur, le tout en dénonçant des sujets rarement abordés auparavant. Audacieuse, un brin provocatrice, elle brise sans cesse les codes et les tabous. Toujours avec force et naturel, en ne perdant jamais cette authenticité qui – si on l’écoute parler, s’entend au bout de quelques mots à peine. Hommage à une cinéaste belge qui, dès son plus jeune âge, a tout osé.

Chantal Akerman : affranchie du regard des autres, depuis le début

Avant de réaliser son premier film, Chantal Akerman avait intégré le prestigieux Institut National Supérieur des Arts du Spectacle de Bruxelles. Elle y suivait, entre autres, des cours de mathématiques et de physique qui l’ennuyaient beaucoup. Au bout de quelques semaines, elle réalise que si elle a arrêté l’école à ses seize ans, c’était bel et bien parce que la scolarité en elle-même ne lui convenait pas.

« Je pensais que j’allais y faire des films, mais c’était encore une école. Je ne voulais pas retourner dans une école normale. Je voulais juste faire des films, donc j’ai dit « Ok, bye ! ».

Même pour exercer sa passion, les règles, les comptes à rendre l’ont fait fuir. Elle n’a donc pas eu peur de quitter cette école au bout de trois mois. Au fond, elle savait très bien ce qu’elle voulait, et où elle allait.

Dans son deuxième gros succès Jeanne Dielman 23 quai du commerce 1080 bruxelles, la cinéaste aborde la force qu’il faut pour accepter la vie qui nous est préparée, et la force qu’il faut pour la déjouer. En retraçant son parcours, on remarque assez vite qu’elle l’a toujours appliqué dans sa propre vie, et avec une grande maturité.

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« Libérée » de ce qui fut pour elle un carcan, elle se lance alors dans la réalisation de son premier court-métrage Saute ma ville (1968). En faisant du cinéma à domicile, chez ses parents, dans leur cuisine, et en une nuit. À seulement dix-sept ans. En fait, Chantal Akerman n’a pas le temps d’attendre. Ce premier film est comme prémonitoire : elle y exprime déjà son extrême besoin d’affranchissement.

Une cinéaste qui passe à l’action, avant tout le reste

Lors d’une entrevue conduite au Festival de Cannes en 1977, la réalisatrice en herbe s’exprime, une habituelle clope au bec, sur les origines de ce premier court métrage :

« Je voulais faire un film sur un sujet qui me tenait à cœur. Je me suis pas dit je vais aller demander de l’argent là bas et là bas. Je vais attendre un an pour voir si le ministère ou un producteur va me dire oui ou non. Je me suis dit, combien peut coûter un film de 13 minutes si on le fait dans des conditions minimales ? Je vais travailler quelques mois ailleurs, mettre de l’argent de côté, et faire mon film. ».

Elle passe deux ans à New-York, enchaîne les boulots alimentaires tout en s’essayant à de nombreux courts métrages. Elle apprend seule, par elle-même, loin des professeurs et des règles, refoulé.e.s en bloc. Pas uniquement par provocation, mais par pure indépendance.

La cinéaste a d’ailleurs comme valeur première de ne pas essayer systématiquement de faire des films plus gros. C’est, selon elle, la meilleure manière de s’éloigner de soi-même.

Dans une entrevue plus récente de 2011, Chantal Akerman révèle l’origine de son déclic : c’est avoir vu Pierrot le Fou au cinéma qui lui a donné l’envie de réaliser des films. Pas étonnant d’ailleurs, que ce soit Jean Luc Godard – ce grand maître du septième art, l’ayant remanié sans cesse – qui lui ait donné l’envie de passer à l’action.

« Je n’avais aucune idée de qui était Godard. J’étais sous le choc. Ça peut être ça, le cinéma ? De la poésie ? C’était comme un livre. Ce n’était pas comme le cinéma que j’avais eu l’habitude de voir… Quand on est sorties de la salle, je sautais partout en criant « Je veux faire des films ! ».

Une mise à l’écran de ses cicatrices d’enfant

Elle définit ses parents comme « des gens raffinés. ». Elle développe : « ils ont le côté raffiné des gens qui ont souffert, qui ont donc compris beaucoup de choses. Et qui ont décidé de continuer à vivre, malgré tout ce qu’ils ont connu. »

Ses parents travaillaient durs, ils étaient très pauvres à l’époque. « Ma mère avait peur de me laisser jouer dehors. Donc je regardais à la fenêtre tout le temps. Toute seule. Je me suis toujours sentie comme une vieille enfant. »

Et si c’était en partie en raison de tout ce temps passé à regarder la vie par la fenêtre… qu’elle a fini par, elle aussi, faire défiler la vie à travers l’écran ?

Une filmographie empreinte de modernité et de féminisme

Le scénario de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles a été écrit en quinze jours. On imagine à quel point elle en avait besoin. Chantal Akerman y décrit chaque geste comme dans un roman. Le film a été réalisé en temps réel, et dure 3h20.

La réalisatrice a grandi dans un monde de femmes. Son père avait trois sœurs, et sa mère, trois tantes. Elle passait énormément de temps avec elles, et a donc été témoin très jeune de ce qu’elle met en scène. Elle explique avoir réalisé ce film pour donner une existence cinématographique à ces gestes vus, et revus. Elle a écrit le scénario en ayant l’actrice et réalisatrice Delphine Seyrig en tête :

« Je me suis dit que, ce qui était extraordinaire, c’est que justement, Delphine n’était pas ce personnage. Et que si on voyait quelqu’un qu’on avait l’habitude de voir faire le lit et la vaisselle, on ne le verrait pas. Comme les hommes ne voient plus que leurs femmes font la vaisselle. C’était parfait avec Delphine, car ça devenait visible. »

Des équipes de tournage majoritairement féminines

Travailler entre femmes, pour Chantal Akerman, c’était voulu. Selon elle, il était essentiel, à l’époque, d’avoir une équipe composée d’au moins 80 % de femmes.

À cette période, il faut dire qu’on faisait rarement confiance aux cheffes opératrices. C’était (c’est) un métier étant considéré comme un métier d’hommes. Même les preneuses de son n’existaient quasiment pas. Il existait des scriptes, des monteuses, des habilleuses, des maquilleuses. Mais personne à l’éclairage. Beaucoup de postes étaient exclus pour les femmes. « Moi, j’ai voulu montrer que c’était tout à fait possible. Et donc, on l’a fait ».

Aussi, elle explique avoir déjà travaillé avec des hommes, avant. Elle cite quelques exemples, notamment lors de tournages en 16mm. Alors qu’elle leur demandait un plan large, elle se retrouvait avec un zoom avant sur un visage, ou encore sur les mains d’un comédien. Tout simplement parce que, selon elle, ils se permettaient souvent de se dire à eux-même quelque chose comme « ça ne convient pas, on va lui arranger ça ! ». Même lorsqu’elle était elle-même la réalisatrice.

Lorsque le septième art allie minimalisme et profondeur

Avec Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, Chantal Akerman explique qu’elle n’avait aucunement l’intention d’être dans la provocation. Elle raconte : quand le film est passé à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs, Delphine Seyrig et elle étaient assises dans la salle, l’une derrière l’autre. Au fur et à mesure du film, elles entendaient les claquements de chaises des fauteuils. C’était clair : les gens ne supportaient pas.

Trois journées de la vie d’une femme veuve, qui vit avec son fils. Jeanne organise sa journée de manière à ne pas laisser de « blanc »  : veuve et élevant seule son fils, son emploi du temps est millimétré. Pourtant, cet univers très organisé va commencer à insidieusement se dérégler, laissant peu à peu place à l’angoisse et à la réflexion. Son inconscient commence à parler. 

Elle met en scène Delphine Seyrig, grande pionnière du féminisme, qui a accepté car selon cette dernière, c’était la première fois qu’on traitait ce sujet. L’actrice principale confirme : « Quand Chantal m’en a parlé, j’avais l’impression qu’elle montrait ce qu’elle avait vu faire toute sa vie les femmes autour d’elle. ». Toujours dans cette démarche de prendre le contrepied de manière presque documentaire.

La cinéaste est assez fière de dire qu’elle a « fait de l’art avec une femme qui fait la vaisselle. Aux hommes, on leur apprend que les vraies valeurs ne sont pas là, qu’on ne fait pas de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle. Moi, j’ai pas pris le contrepied consciemment, j’ai fait ce qui m’intéressait. Ça donne le résultat de ce film. »

Par le biais de ce film, Chantal Akerman dénonce un quotidien trop rempli – bien qu’insipide – et trop cadré, annihilant toute réflexion, toute pensée, et toute aspiration profonde. Le jour où elle a une heure de plus que d’habitude, Jeanne, dans son fauteuil, commence à angoisser. S’opère alors une tragédie antique, mais avec presque rien.

Une tragédie avec presque rien. Et si ces cinq mots étaient, en réalité, le fil rouge de sa filmographie ?

Si la hardiesse de Chantal Akerman dérange, elle a fini par triompher

Pourtant, le jour d’après la projection du film à Cannes, une cinquantaine de personnes lui avaient déjà demandé le film pour des festivals. La réalisatrice le dit elle-même : elle a fait le tour du monde avec ce film.

« Le lendemain, j’existais en tant que cinéaste. À l’âge de 25 ans, tout à coup, on m’a fait comprendre que j’étais une grande cinéaste. C’était agréable, mais pénible parce que je me demandais comment faire mieux. Et je ne sais pas si j’ai fait mieux. ».

Le cinéma… ou l’éternel art des perfectionnistes.

Chantal Akerman est aujourd’hui un mythe du cinéma belge, sans cesse citée au sein des murs de l’INSAS, bien qu’elle l’aie quitté. L’audace paie toujours, même à retardement. Elle portait, elle aussi, le raffinement de « ces gens qui ont souffert ».

Tellement d’ailleurs, que le 5 octobre 2015, la réalisatrice a décidé de mettre fin à ses jours. En laissant derrière elle une œuvre éclectique, engagée, singulière… et libre, avant toute autre chose.

Léa Daucourt, pour Celles qui Osent

Sources :

https://upjb.be/une-famille-a-bruxelles-la-voix-singuliere-de-chantal-akerman/

https://www.lemonde.fr/cinema/article/2015/10/06/la-cineaste-chantal-akerman-est-morte_4783566_3476.html

Interviews :

https://www.youtube.com/watch?v=u7qdKB2Q8_U

https://www.youtube.com/watch?v=RfFzAhOBwfM&t=722s

https://www.youtube.com/watch?v=GUStWsegZ0k&t=327s

https://www.youtube.com/watch?v=yko5zZbMBgc&t=942s

https://www.youtube.com/watch?v=X8ohlkEDOyw

https://www.youtube.com/watch?v=8pSNOEYSIlg

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