Delphine Minoui | Une plume contre les obscurantismes

Delphine Minoui, journaliste et autrice franco-iranienne engagée

Delphine Minoui est une journaliste franco-iranienne, grand reporter spécialiste du monde arabe. Elle couvre l’actualité du Moyen-Orient pour de grands médias francophones depuis 1998. Après Téhéran, Beyrouth et Le Caire, elle est basée à Istanbul. Elle est aussi l’autrice de huit livres. Ses deux derniers ouvrages, parus en 2023 et 2024, sont ses premiers romans : L’Alphabet du silence et Badjens. Portrait d’une femme à la plume élégante, engagée contre les obscurantismes.

Itinéraire d’une journaliste engagée

Une enfance parisienne, loin de ses racines iraniennes

Delphine Minoui naît à Paris en 1974. Sa mère, Martine, est française, et son père, iranien. Arrivé à Paris à l’âge de onze ans, ce fils d’un diplomate en poste à l’UNESCO a effacé ses racines : Homayoun se fait appeler Henri à compter de l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeyni, en 1979. Il rejette son pays, ne le reconnaît plus dans les images de tchadors, les interdits…

Hormis un séjour à Téhéran, chez ses grands-parents, l’été de ses quatre ans, Delphine et sa sœur aînée sont élevées dans l’ignorance de leurs racines. Personne ne se soucie de leur enseigner leurs origines. De ces vacances en Iran, elle conserve néanmoins quelques souvenirs : la terrasse ornée de forsythias, les glaces à l’eau de rose, la saveur de la grenade, de ses grains qui croquent sous la dent, la musicalité du persan… sans vraiment comprendre que l’Iran est le pays de ses origines.

Durant son enfance, Delphine Minoui écrit chaque semaine à ses grands-parents rentrés en Iran, désormais devenu République islamique. Elle leur raconte les événements familiaux, tient un journal de la vie qui passe en France, en textes et en dessins. En somme, elle rédige ses premiers articles de correspondante.
Depuis Paris, elle imagine son grand-père lisant ses lettres sur sa terrasse, ce petit coin de paradis.

Elle suit également des cours de théâtre. À l’âge de douze ans, elle joue le rôle principal dans un film de Delphine Romand, Qu’est-ce qui sait embrasser là-dedans ?

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Un retour aux origines

Delphine Minoui choisit de devenir journaliste. Elle entre au CELSA et en sort major de promotion en 1997. La même année, son grand-père, malade, revient à Paris pour se faire soigner. Il manifeste alors le désir d’initier sa petite-fille à sa langue natale. Elle profite de ses derniers instants pour apprendre avec lui le farsi et découvrir Hafez, le grand poète iranien du XIVe siècle.

Encouragée par ses professeurs, la jeune femme décide de partir à la découverte de sa part invisible, de la patrie d’origine de son père. D’aller sur place pour dépasser ses clichés et passer outre les non-dits familiaux. C’est ainsi qu’elle débarque à Téhéran pour la deuxième fois à l’âge de 22 ans. Son objectif : réaliser un reportage sur la jeunesse iranienne. De retour à Paris, Delphine Minoui n’a qu’une idée en tête, retourner en Iran pour percer le mystère, raconter ce pays que l’on connaît mal.

Dix années en Iran

Elle part pour Téhéran en août 1998, contrat de pige en poche qui couvre tout juste le prix de son billet d’avion. Elle pense rester deux mois. Finalement, elle y reste dix ans.

Dans ce pays qui s’entrouvre, la population joue avec les interdits à la barbe des barbus. Les femmes ne quittent pas leur domicile sans tchador, mais dansent et boivent de l’alcool lors de soirées privées où les foulards s’entassent dans un coin de l’entrée. À tout moment, on peut avoir à s’enfuir pour se cacher de la police. Delphine Minoui apprend ainsi des Iraniens à profiter du moindre moment de joie. La journaliste écrit son admiration pour le courage des jeunes Iraniennes, qui, malgré les humiliations et la violence des arrestations, retournent le week-end suivant sur la piste de danse. Elle raconte la vie quotidienne à Téhéran, autant que les évolutions de la société et la dureté du régime. Elle couvre également les événements politiques, les élections, et décrit les relations complexes entre Iran et États-Unis.

La jeune femme rencontre Borzou, son mari, journaliste lui aussi, Américain d’origine iranienne. Né à Téhéran, parti vivre aux États-Unis à l’âge de quatre ans, il est revenu au Moyen-Orient après les attentats du 11 septembre 2001 pour voir et comprendre l’envers du décor.

Delphine et Borzou cohabitent avec la peur. Au cours de ces dix années, ils traversent des périodes où l’exercice de leur métier est très difficile. Menaces, pressions de la part du régime, ils sont pistés par les services de renseignements. Entre départs forcés, visas et cartes de presse suspendus puis rendus, le couple fait plusieurs allers et retours avec le Kurdistan irakien, Bagdad, ou le Liban. Ils vivent quelque temps à Beyrouth, où Delphine Minoui se sent immédiatement chez elle. Sa double nationalité y trouve un écho singulier, elle sent que ses deux moitiés s’équilibrent.

Lors de leur dernier séjour en Iran, en 2009, les deux journalistes sont plus menacés que jamais. Ils sortent séparément. Delphine se fait appeler par son deuxième prénom iranien, Élahé. Mais ils continuent à couvrir les manifestations et la répression.

À ce jour, j’ignore encore ce qui nous a poussés à descendre dans la rue malgré tout : la passion du métier, l’amour du pays, l’accoutumance au risque, l’adrénaline. Ou bien tout ça en même temps.

En 2009, Delphine et Borzou, menacés à cause de leur double culture, quittent définitivement l’Iran, à contrecœur. Un rêve inachevé.

Après l’Iran : Beyrouth, Le Caire, Istanbul

Au début du « printemps arabe », en 2010, Delphine Minoui repart sur la route du reportage. Elle couvre d’autres révoltes, raconte d’autres martyrs, en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie. Elle réalise notamment une des dernières interviews de Mouammar Kadhafi.

Avec son mari, ils s’installent à Beyrouth en 2011. C’est là que naît leur fille, en mars 2012. Son prénom, Samarra, signifie « heureux celui qui la voit » (Soura Man Raa) en arabe littéraire. Une référence également à la ville de Samarra, une des cités les plus anciennes de l’Histoire, située en Irak. Delphine et Borzou avaient fait partie des premiers journalistes à arriver dans cette ville, presque entièrement détruite, en 2007.

En avril 2012, la famille déménage au Caire, puis à Istanbul en 2015. Delphine Minoui vit désormais sur la frontière entre l’Europe et l’Asie, à la frontière entre ses identités, à mi-chemin entre Paris et Téhéran.

Une bibliographie riche de témoignages, entre reportages journalistiques et récits de vie

Une carrière de grand reporter récompensée par le prix Albert-Londres

Depuis le début de sa carrière de journaliste, Delphine Minoui a réalisé des reportages pour la radio, rédigé des centaines d’articles pour la presse écrite.

Marc Crépin et Gérald Roux, journalistes à Radio France, sont les premiers à lui commander des reportages et à l’encourager à partir sur le terrain. À Téhéran, elle rédige ses premiers papiers pour L’Humanité, collabore au Figaro à partir de 2001 et écrit pour nombre de titres de la presse écrite francophone : Le Point, La Vie, L’Expansion, Le Temps (Suisse), Le Soir (Belgique).

Delphine Minoui reçoit le prestigieux prix Albert-Londres en 2006, pour une série d’articles sur l’Irak et l’Iran publiés dans Le Figaro entre septembre 2005 et avril 2006.

Depuis 2009, elle est correspondante au Moyen-Orient pour Le Figaro. Elle a toujours choisi de rester sur place, privilégiant le temps long pour mieux relayer les voix et tordre le cou aux clichés.

Elle a aussi publié six livres entre 2001 et 2017. Sa bibliographie nous fait voyager dans le Moyen-Orient, en Iran, bien sûr, mais également au Yémen, en Libye et en Syrie.

Jeunesse d’Iran : les voix du changement

Delphine Minoui dirige cet ouvrage collectif qui décrit la vie quotidienne d’une génération élevée dans l’Iran post-révolution islamique de 1979, ses galères, ses espoirs et ses rêves. Jeunesse d’Iran : les voix du changement est sorti en 2001 aux éditions Autrement.

Les pintades à Téhéran, chroniques de la vie des Iraniennes

Entre guide touristique, témoignage personnel et chroniques journalistiques, ce livre fait partie de la collection « les Pintades » dirigée par Layla Demay et Laure Watrin. Leur ambition : décrire la vie quotidienne des femmes dans les grandes villes du monde. Après Paris et New York, elles demandent à Delphine Minoui de raconter Téhéran. On découvre les contradictions de la société iranienne, avec ses contraintes et interdits. Où les femmes sont cachées sous un foulard, mais portent des dessous chics et dont les sourcils sont impeccablement épilés.

Il y a, sous les voiles, des femmes qui croient en leurs imams, qui prient, et qui rêvent, non pas de bombe atomique, mais tout simplement de réussite dans leurs études, d’amour, de prospérité et de chasse aux kilos superflus.

Les pintades à Téhéran, chroniques de la vie des Iraniennes a été publié par les éditions Jacob-Duvernet en 2007.

Je vous écris de Téhéran

Dans cet ouvrage, Delphine Minoui raconte ses années iraniennes. L’autrice s’adresse à son grand-père, décédé quand elle avait 23 ans. Un journal intime sous forme d’une lettre posthume à celui qu’elle appelait « Babai », publié plusieurs années après son départ d’Iran. En effet, si l’ébauche du projet date de 2007, le point final n’est posé qu’en 2014.

Tant d’années sont passées depuis ta mort. Quelle troublante sensation que de reprendre aujourd’hui la plume en sachant tout de toi. De te dédier cette longue lettre alors que tu n’es plus là.

Je vous écris de Téhéran est paru aux éditions du Seuil en 2015. Il a reçu le Prix du livre Ailleurs en 2016.

Moi, Noujoud, 10 ans, divorcée

Avec la collaboration de la journaliste, Noujoud Ali raconte son histoire. Celle d’une petite Yéménite mariée de force à l’âge de dix ans avec un homme trois fois plus âgé qu’elle. Et qui, la première, a osé demander le divorce, et l’a obtenu. Un témoignage publié aux éditions Michel Lafon en 2009, traduit dans plus de quinze langues et adapté au cinéma en 2017 par la réalisatrice yéménite Khadija al-Salami sous le titre Moi Nojoom, 10 ans et divorcée.

Tripoliwood

Un voyage dans l’un des pays les plus fermés du monde. Quelques mois après le début de la révolution libyenne, Delphine Minoui est accréditée par le régime avec une poignée d’autres journalistes. Elle raconte dans Tripoliwood la mise en scène absurde de ce huis clos de six semaines. Le régime veut montrer sa vérité pendant ce séjour surréaliste, avec tours organisés pour assister à des manifestations pro-Kadhafi, conférences de presse pour faire croire que la rébellion se résume à quelques fous furieux drogués… La journaliste croise parfois même des figurants dans des rôles différents, à quelques jours d’intervalle. Ainsi, celui qui est présenté comme ingénieur devient enseignant lors d’un autre rendez-vous. Et à chaque fois, un préposé au portrait de Kadhafi, prêt à brandir l’image du « guide » dès qu’une caméra s’allume. Delphine Minoui réussit néanmoins à s’échapper, à prendre des taxis et aller parler avec de « vrais » Libyens. Des opposants, mais aussi une minorité de fidèles pro-Kadhafi. L’ouvrage est paru aux éditions Grasset en 2011.

Les passeurs de livres de Daraya, une bibliothèque secrète en Syrie

Daraya, dans la banlieue de Damas, ville assiégée devenue une enclave, passée de 250 000 habitants avant la révolution, à quelque 8000 résistants en 2016. Delphine Minoui relate ses échanges avec Ahmad, Omar, Shadi et Hussam. Elle à Istanbul, eux en Syrie, ils communiquent par Skype quand le réseau le permet. Malgré la violence du quotidien, la population rassemble les livres et crée une bibliothèque secrète dans cette ville martyre de la révolution syrienne.

Les livres, ces armes d’instruction massive qui font trembler les tyrans.

L’occasion de retracer l’histoire politique récente de la Syrie, du régime totalitaire de Hafez el-Assad puis de son fils, Bachar. Une galerie de portraits qui nous aide à mieux comprendre le conflit. Et en parallèle, des fragments de la vie de Delphine Minoui et de sa fille Samarra, à Istanbul.

Les passeurs de livres de Daraya est sorti en 2017 aux éditions du Seuil. Il a reçu le grand prix des lectrices Elle en 2018. L’autrice a co-réalisé un film inspiré par ce récit : Daraya, la bibliothèque sous les bombes, en 2018 également.

L’Alphabet du silence, le premier roman de Delphine Minoui

En 2023, quelques semaines avant la réélection de Recep Tayyip Erdogan, Delphine Minoui publie son premier roman, L’Alphabet du silence, aux éditions L’Iconoclaste. Une plongée dans la Turquie d’aujourd’hui, la dérive vers un régime totalitaire, l’effondrement de la démocratie. Pour la première fois, elle signe une fiction qui raconte le réel, plutôt qu’une biographie d’Erdogan. En effet, l’autrice adore explorer les différentes formes d’écriture.

Ça m’est apparu comme une continuité naturelle, comme une évidence. J’ai voulu raconter la dérive autoritaire de l’intérieur, du point de vue de la société civile.

L’alphabet du silence, c’est l’histoire d’un couple d’enseignants, lui emprisonné pour avoir signé une pétition pour la paix, accusé de terrorisme. Elle qui se bat pour faire reconnaître l’innocence de son mari, dans ce contexte de purge au sein du milieu universitaire et intellectuel. Des milliers de professeurs, avocats, journalistes, militants sont mis au ban de la société. Une Turquie parallèle qui, pourtant, ne se résigne pas. Les femmes se mobilisent, s’organisent. Et des hommes les soutiennent, malgré les risques.

Ce roman raconte le retour de la religion, la réislamisation de la société turque. Erdogan, qui défendait l’islam modéré, tendait la main aux minorités kurdes, aux homosexuels, aux femmes… Qui était cité comme modèle pendant les révolutions arabes, veut désormais créer une nouvelle génération pieuse. La basilique Sainte-Sophie est de nouveau une mosquée. Le pays est, en outre, sorti de la convention d’Istanbul, traité international contre les violences domestiques, alors qu’il avait été le premier à le ratifier, dix ans plus tôt. Un symbole du recul de la liberté des femmes.

Delphine Minoui utilise l’arme de la fiction pour dénoncer, une fois de plus, les atteintes aux libertés fondamentales. Elle a reçu le Prix Constantinople « la littérature contre les obscurantismes » pour ce roman.

 

Badjens, dans l’Iran de la révolution Femme, Vie, Liberté

Badjens, c’est le surnom donné à Zahra par sa mère, à sa naissance. Bad-jens signifie mot à mot « mauvais genre », et en langage courant persan, « espiègle, effrontée ». Elle lui choisit ce surnom pour lui donner cette liberté qu’elle-même n’a pas eue. Mais aussi parce qu’en Iran, naître fille, c’est naître du mauvais genre.

Dans ce roman, publié au Seuil en 2024, Delphine Minoui rend hommage à une génération de femmes iraniennes irrévérencieuses et jusqu’au-boutistes et au mouvement Femme, Vie, Liberté. Badjens, 16 ans, incarne la génération Z iranienne qui envoie tout balader face à la gérontocratie tenue par les ayatollahs.

Elle incarne l’espoir de sa mère de voir cette génération ouvrir des portes, enfin. Elle qui a grandi pendant la guerre Iran-Irak, qui a participé à une révolution « invisible » — où on faisait la fête en privé, mais où on sauvait les apparences en public — et qui y a cru, en 2009, lors de l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad, reste désormais une complice silencieuse, voyant tout, sans intervenir. Elle offre même à Badjens un téléphone portable, une tablette, des cours de karaté, et vend ses bijoux pour que sa fille puisse réaliser son rêve d’ouvrir un petit salon de tatouage underground dans sa chambre.

Badjens et ses amies ne veulent plus se résigner comme l’ont fait leurs mères. Elles veulent envoyer valser le régime comme elles envoient valser leurs foulards, malgré une répression féroce. Les femmes iraniennes qui retirent leur voile risquent la prison, des amendes colossales, de perdre leur emploi, leur permis de conduire… Des centaines de filles ont été blessées ou sont mortes sous les balles des miliciens. Et pourtant, elles continuent à prendre ce risque. Aujourd’hui, même des enfants et petits-enfants de gardiens de la Révolution soutiennent le mouvement. La peur se transforme en force, et Badjens est bien décidée à se réapproprier son destin, son corps et ses cheveux, coûte que coûte.

« Les corps se sont échappés de derrière les barreaux de leurs bourreaux.

Rien ne sera plus jamais comme avant. »

Avec ce roman, Delphine Minoui a senti la nécessité de faire une pause, un arrêt sur image, pour mieux incarner ce qui s’est passé lors des manifestations de l’automne 2022 en Iran après la mort de Mahsa Amini. Après avoir couvert cette révolte à distance et donné la parole à de nombreuses femmes, elle a voulu regarder l’événement droit dans les yeux, comprendre ce qui pousse ces filles à passer à l’acte. Un flash-back dans la vie de l’adolescente depuis sa naissance, pour mieux saisir ce soulèvement historique. Un roman court, puissant, au rythme enlevé.

 

Élise Levet pour Celles qui osent

Sources :

MINOUI (Delphine), Je vous écris de Téhéran, Seuil, 2015.

Arte — 28 minutes, le 15/04/2023

https://prix-albert-londres.scam.fr/person/delphine-minoui-manon-loizeau-alexis-marant/

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/prix-constantinople-la-litterature-contre-les-obscurantismes-1223158

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-vie-d-artiste/numero-9-la-lettre-persane-de-delphine-minoui-3623050

En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent

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