Sur LinkedIn, une énième jeune entrepreneuse se plaignait de ces clients qui négocient à outrance, alors qu’ils habitent un château et roulent en Porsche. « Dites-moi que la rédaction n’est pas une priorité pour vous, mais pas que la valeur de mon travail est à voir au rabais ! » Un internaute lui répondait « Business is business ! Si ça ne te convient pas, deviens salariée, mais ne te plains pas. » Selon lui, donc, les talentueux dotés d’un peu de sens éthique seraient voués à vivre sous les ponts, tandis que la horde des businessmen sans scrupules continuerait gaiement à prendre des bains de champagne et à s’essuyer les parties intimes avec des billets de 500 $ ? Si business is business alors bullshit is bullshit ! Pareil à la société au sens très large, le business reste ce que l’on en fait. Et comme ce sont les gagnants qui ont écrit l’histoire, n’entendons pas ceux qui ont les arguments les plus solides, mais ceux qui ont les calibres les plus vindicatifs, le système économique a pris le chemin très masculin de la loi du plus fort. La vérité ? Gagner de l’argent au détriment des autres est loin d’être l’unique voie et avec l’émergence d’entrepreneurs plus respectueux de l’humain, peut-être les schémas seraient-ils en passe de changer. Et si on pensait écosystème, pour gagner sa vie sans se perdre ?
En finir avec la loi du plus fort
L’entraide, l’autre loi de la jungle, c’est le titre de l’Essai de Pablo Servigne et de Gauthier Chapelle. Un passionnant ouvrage qui remet brillamment en cause l’interprétation qu’on a faite de Charles Darwin sur l’évolution, en la réduisant à la loi du plus fort (ce qui a donné le darwinisme social). En réalité, une autre lecture du vivant montre que les organismes les plus solides ont prospéré grâce à un réseau d’entraide plutôt que grâce à leur capacité survivaliste.
Il en va de même pour le business :
- on peut monter l’échelle sociale en écrasant sans scrupule les autres, comme c’est majoritairement le cas ;
- mais on peut aussi établir un réseau participatif, où chacun saura développer ses capacités sans entraves, en puisant dans cette banque collaborative commune.
Bien sûr, dans le monde animal et végétal, la difficulté et l’adversité ont largement leur place, dans la mesure où elles boostent la capacité adaptative. C’est également le cas dans l’entrepreneuriat : il faut parfois de grands moments d’inconforts et des remises en cause pour se challenger. Mais à aucun moment ça ne doit surpasser la volonté de faire cause commune pour être réellement productif. Si on ne pense qu’à son propre bénéfice au détriment de l’écosystème qui nous valorise, la chute risque d’être haute et douloureuse. Pour filer la métaphore, notre corps est constitué d’un kilo de bactéries et de micro-organismes, qui influencent nos humeurs, nos relations sociales et nos choix. Croire à la toute-puissance de notre individualité à l’amont de ce réseau d’influences est un leurre. Par exemple, lorsqu’une fois par mois, on ordonne à ses hormones de la boucler à coup de médicaments, pour plaire à ces messieurs, c’est contre soi qu’on joue ! De même, sans le savoir, le patron irrespectueux du réseau qui le fait prospérer aussi se met une balle dans le pied.
Il suffit d’ouvrir les yeux sur le monde actuel pour constater où nous a conduit ce fameux « Business is business » belliqueux et faussement darwiniste. La croissance à outrance, la destruction des ressources qui rendent la terre viable, les guerres, les inégalités grandissantes et les injustices criantes. Le chantier catastrophique que nous ont laissé ces winners de la finance n’avait rien de la promesse de réussite qui brillait dans leurs yeux quand ils nous donnaient des leçons. Comme quoi, voir loin, parfois, ça aide.
Savoir se limiter pour ne pas se perdre
Savez-vous ce qui nous distingue des animaux ? L’intelligence émotionnelle ? Non. Selon l’étude menée par Peter Wohlleben dans son best-seller, La vie secrète des animaux, il n’en est rien. Les animaux souffrent psychologiquement, éprouvent du regret ou de la honte et vivent même le deuil à leur manière. L’intelligence conceptuelle alors ? Non plus, puisqu’il a été prouvé que certains grands singes pouvaient non seulement comprendre une gamme étendue de concepts, mais aussi répondre à l’aide d’un tableau sonore. Construire une société donc ? Non plus. On peut admirer la subtilité sociale des cétacés, des abeilles ou même des fourmis, qui dépasse de loin notre organisation sur certains aspects.
Bref, rien ne nous différencie des animaux, si ce n’est un infime détail, qui n’est pas des plus glorieux. L’incapacité à nous limiter. Au point d’assurer lentement notre propre extinction. Ce cerveau que nous avons dressé contre le reste du vivant nous a servi à assouvir nos besoins immédiats, plutôt qu’à optimiser la richesse terrestre qui nous était offerte et à nous faire une place harmonieuse dans le tout. Bien sûr, nous sommes allés sur la lune, nous avons inventé l’énergie nucléaire, nous sommes capables de modifier la génétique et nous avons fait des avancées incroyables en matière de chirurgie. Mais nous avons été loin d’anticiper ce que nous ferions des déchets nucléaires, nous avons évité de penser aux irréversibles dommages que provoqueraient des incidents radioactifs et nous avons le pouvoir de détruire un continent en appuyant sur un simple bouton. C’est ce qu’Edgar Morin analyse comme le décalage croissant entre ce que nous sommes capables de faire et ce que nous pouvons réellement comprendre. Nous nous dopons comme des drogués de victoires immédiates sans penser au lendemain.
Vous voyez le rapport avec le business ? Comme pour le reste du vivant, envisager une économie où tous les acteurs pourraient se contenter d’un certain seuil sans accepter l’outrance comme un possible serait le moyen de garantir l’abondance pour tous. Au lieu d’entreprendre frénétiquement, il serait bon de réfléchir aux cadres qu’on se donne pour le faire. Car 90 % des richesses mondiales étant déjà détenues par quelques milliardaires, nous sommes en train de nous battre pour les restes. Comment pouvons-nous nous en tirer sans sortir définitivement de ce système malsain où ceux qui gagnent 1 000 000 $ par mois persuadent ceux qui en gagnent 10 000 qu’il faut rincer ceux qui en gagnent 1000 ? Peut-être en démocratisant le concept de « sobriété heureuse » dans nos transactions, comme le préconise Pierre Rabhi, pour éveiller les consciences et bâtir lentement un avenir plus juste. Une fois qu’on en a assez, n’est-il pas normal de considérer, puérilement, qu’il est temps de partager ?
Se mettre en valeur sans artifices
Dans Le loup de Wall Street de Martin Scorcese, on constate avec une ironie poignante que le métier de trader repose sur du vent. En effet, la finance n’est-elle rien d’autre que la maîtrise de la rareté pour faire flamber la valeur des produits ? C’est de la triche, dont les acteurs eux-mêmes ne comprennent rien aux répercussions. On fabrique une pénurie de café et le café se vend d’un seul coup à des sommes astronomiques. « Business is business ». Seulement voilà, jouer sur la valeur d’un produit artificiellement, ce n’est pas en produire. Bien au contraire, c’est duper le consommateur en lui livrant un superbe emballage… Vide. En revanche un cordonnier, un maçon ou un rédacteur web crée une valeur concrète, même si cette valeur peut être soumise à interprétation. En favorisant systématiquement le packaging à l’instar du produit qu’il sublime, on dérègle complètement la notion de valeur. Celui qui dit « Business is business » n’est pas dérangé par l’idée que son taux horaire vaille 10 fois plus que le vôtre, pendant que vous avez une insomnie par peur d’abuser. Pas étonnant ce complexe de l’imposteur, ce manque de légitimité : on ne travaille pas pour les mêmes raisons et notre boussole morale est complètement désorientée ! On se dit, « Une fois que mon travail sera suffisamment qualitatif et qu’on n’aura plus rien à me reprocher, je serai payée à ma juste valeur ». Malheureusement, il y aura toujours des personnes qui sauront amoindrir vos compétences sans scrupules, pour tirer la couverture à eux.
Ceci n’est pas une fatalité. Rien n’empêche de travailler avec des personnes qui reconnaissent votre valeur ou de trouver des intermédiaires sains qui savent « vous vendre » pour se payer. Dans des sociétés plus archaïques (qui ne veut pas dire arriérées), on basait nos échanges sur le don. C’est ce que le célèbre anthropologue George L. Mosse étudiait dans son Essai sur le don. La valeur des échanges provenait de ce qu’on laissait en surplus à autrui plutôt qu’à ce qu’on lui substituait. Cette vision se défend encore aujourd’hui, car la valeur n’est pas réductible à une donnée matérielle, mais elle est aussi une affaire de croyance et de mérite. Conclure un accord avec un client qui aime votre travail est sans aucun doute une valeur ajoutée. Rien donc qui puisse justifier que Kévin sur LinkedIn détienne la vérité absolue, à défaut d’avoir un sacré culot pour faire illusion.
Nous voilà à la fin de cet article et des quelques points qu’il nous fallait éclaircir pour contrebalancer la prédation associée aux affaires. À aucun moment cependant nous ne remettons en cause l’intérêt de la compétition dans l’équilibre économique global. Il serait juste plus sain de créer un cadre en faveur de l’éthique, de la morale et de l’intégrité au cœur de nos échanges. Nous pourrions ainsi inclure et valoriser tous les acteurs de la consommation. Et vous, qu’en pensez-vous ? Faut-il privilégier les manières plus saines de gagner sa vie afin de ne pas se perdre ?
Charlotte Allinieu, rédactrice web pour Celles qui Osent
En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent
1 Comment
😀 Bravo Charlotte pour ce belle article qui capte l’attention du lecteur par différents niveaux de pensée et de multiple rebondissements.
Sur le fonds, entièrement d’accord avec ton développement. Ce qui est gagné par certains est complètement déconnecté de la réalité de leur environnement sociétale, de l’effort fourni et de ceux que peut supporter notre planète 🌏
L’harmonisation du yang et du yin dans la coopération est nécessaire pour parvenir à un juste équilibre pour la pérennisation du vivant.
Belle continuation