Le terme « agricultrice » n’est apparu dans Le Larousse qu’en 1961. Pourtant, bien avant les années 60, nombreuses sont celles qui ont consacré toutes leurs vies à la terre, sans obtenir en retour la moindre reconnaissance. Pour elles, ce métier est une vocation : élever les bêtes, cultiver la terre, une passion. Longtemps soumises au rôle d’épouses de paysans, de travailleuses invisibles, sans statut légal, les femmes, pourtant indispensables à la vie de la ferme, ont dû se battre, sur plusieurs décennies, pour obtenir leur statut d’agricultrice. Leur combat, qui a duré plus de 60 ans, est pourtant resté dans l’ombre de l’histoire de l’émancipation des femmes. Le documentaire « Moi agricultrice », écrit et réalisé en 2022 par Delphine Prunault, retrace leur long combat, à travers trois générations. Ce film démontre l’audace de ces femmes qui se sont révoltées contre l’ordre patriarcal et le machisme du monde paysan. Retour sur un combat de l’ombre, oublié des revendications féministes…
Du statut d’agricultrice « invisible », « sans profession »…
Les « sans professions » décident, après la guerre, de faire valoir leurs droits
Pendant la Grande Guerre, nombre d’épouses d’agriculteurs se sont retrouvées seules à la ferme. Comme en 1914-1918, elles ont dû assurer la direction de leurs exploitations, et prendre seules les décisions. Après la guerre, ces travailleuses « clandestines » capables d’abattre le même labeur qu’un homme ont dû reprendre leur place de femme de paysans ; redevenir « invisible ». Difficile d’accepter d’être considérées comme « sans profession » quand on travaille 10 heures par jour, non ? Ces paysannes n’avaient pas de numéro de sécurité sociale ni d’identité aux yeux de la société. Sans distractions ni échappatoires, elles travaillaient la terre, bénévolement. Écrasées, dévalorisées, étouffées, elles ont, un jour, décidé de s’affranchir de leurs vies soumises et de faire valoir leurs droits.
L’adhésion à la jeunesse agricole catholique pour s’évader de la ferme
En 1950, alors que la France connaît l’exode rural, un mouvement est à son apogée : la jeunesse agricole catholique (JAC). Animée par des prêtres progressistes, cette organisation offre aux jeunes filles des campagnes la perspective d’une vie meilleure, et redonne également de la fierté aux agriculteurs, afin de les « faire rester à la terre. »
« La France rurale veut vivre. »
Raymond Lacombe, éleveur sur une exploitation laitière et président de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) de 1986 à 1992, incarne avec son épouse « le changement ». Quand il rejoint la JAC en 1947, il offre un nouvel élan à la jeunesse agricole.
« Il fallait sortir les femmes de chez elle, leur enlever le balai qu’elles avaient sans cesse dans les mains. »
En adhérant à la JAC, les femmes commencent timidement à obtenir une visibilité sociale. Elles sont accompagnées, par le biais de formations, pour prendre toute leur place dans le métier d’agricultrice. En avril 1954, quand la taxe sur la valeur ajoutée TVA est devenue obligatoire, elles se sont par exemple formées à la comptabilité, afin d’obtenir un rôle plus important dans leurs exploitations. « Celui qui a l’argent détient le pouvoir… ».
Malgré tout, dans les années 60, les mentalités traditionnelles rurales perdurent : les femmes doivent surtout assurer « l’intendance à la maison » et l’éducation des enfants.
Mai 68 et les revendications du MLF donnent aux paysannes le courage de se rebeller
Les évènements de mai juin, les manifestations d’étudiants, les grèves générales, et les revendications du MLF redonnent de l’élan aux femmes qui comprennent que si elles se rebellent, elles peuvent être entendues.
Des associations voient le jour, comme l’Association des paysans travailleurs (APT) (qui deviendra la confédération paysanne), dénonçant l’exploitation des petits paysans et combattant l’agriculture capitaliste. Ce syndicat engagé dans la défense des droits de tous les travailleurs de l’agriculture est composé d’hommes qui souhaitent aussi que leurs compagnes ne soient pas leurs esclaves sur l’exploitation. Car les mentalités commencent à évoluer.
Dans le long-métrage de 1983, La part des choses, le cinéaste Bernard Dartigues filme le quotidien de la famille Marcuse, dans les Landes, afin de dresser un état des lieux du monde agricole des années 80. On y rencontre Michou Marcusse, figure du syndicalisme agricole. C’est une femme forte qui a « choisis l’agriculture » et s’est battue toute sa vie pour la condition des femmes et leur émancipation, en se battant pour qu’elles passent le permis de conduire par exemple.
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Les agricultrices manifestent
Dans les années 1970, la population active agricole s’est très fortement réduite. Les agricultrices, qui ont été quasiment absentes des réseaux politiques ruraux et des syndicats jusqu’à lors, commencent à se faire entendre. Lors de la crise viticole audoise de 1967 ou de la grève du lait en Bretagne en mai-juin 1972, les agricultrices étaient là. Elles ont participé aux manifestations, diffusé des tracts, pris la parole.
Malgré tout, les agricultrices restent tiraillées entre le désir d’indépendance et la tradition d’une certaine docilité : si elles se battent, c’est timidement, et le plus souvent pour défendre le revenu de leurs foyers et l’avenir de leurs enfants. Il faudra d’ailleurs attendre la fin des années 1960 pour que la présence de femmes dans les manifestations paysannes paraisse moins surprenante aux yeux des médias et de la société.
… Au statut d’agricultrice ou de co-exploitante
Les agricultrices obtiennent l’égalité de droits avec leurs maris…en 2010
En 1983, en Bretagne, à Saint-Brieuc, plus d’un millier de femmes revendiquent le droit d’avoir un statut pour elle-même. Et elles l’obtiennent. Ainsi que des retraites complémentaires et le remplacement en cas de maternité.
Grâce à Yvette Roudy, membre du parti socialiste et ministre du droit des femmes (1981-1986) sous le gouvernement Mitterrand, les agricultrices obtiennent en 1986 le doublement du congé maternité, soit 8 semaines (alors que les femmes salariées bénéficient du double depuis déjà 6 ans).
Dès 1987, leur premier statut officiel entre en vigueur : elles peuvent devenir co-exploitantes. Sauf que beaucoup de maris n’ont pas voulu, priorisant les investissements pour la modernisation agricole. Car déclarer sa femme sur la ferme comme cheffe d’exploitation, c’est devoir payer des cotisations sociales affiliées en plus… (Pourtant, la cotisation s’élève à 2000 euros par an alors qu’une machine agricole coûte plusieurs centaines de milliers d’euros…)
En 1999, celles qui ne sont pas co-exploitantes obtiennent le titre de conjoint-collaborateur, leur donnant ainsi le droit à la retraite et aux prestations sociales en cas d’accident du travail et de maladie professionnelle, ou encore à une pension d’invalidité. Jusqu’en 2006, l’accord du chef d’exploitation (donc le mari) pour avoir accès au statut de conjoint collaborateur était obligatoire. Ce n’est qu’en 2010 que les agricultrices obtiennent l’égalité de leurs droits avec leurs maris. Elles ont ensuite dû attendre 2019 pour obtenir la même durée de congé maternité que les femmes salariées.
Anne-Marie Crolais, figure du syndicalisme agricole
Anne-Marie Crolais demeure une figure du syndicalisme agricole. Éleveuse de porcs, elle ose soulever les absurdités d’un système discriminatoire : « un vieux tracteur de 30 ans était mieux assuré que moi en cas d’accident ! » Par tous les temps, cette femme court les réunions syndicales au volant de sa voiture. Devenue un peu malgré elle présidente du Centre départemental des jeunes agriculteurs, elle veut que chaque exploitant puisse prendre sa vie en main, décemment. Dans son livre « Agricultrice », sorti en février 1982, elle raconte son parcours et ses combats. En parlant des journées de sa mère, elle écrit : « Cela me fendait le cœur de la voir trimer ainsi. » Elle raconte que dans certaines organisations, les représentants souhaitent une ou deux femmes dans les instances, car c’est bon « pour l’image de marque ». Elle s’indigne :
« Non, les femmes ne peuvent plus se contenter d’un rôle secondaire au sein d’une exploitation. »
Le mépris des politiques pour les revendications des agricultrices
Les femmes de la terre ont dû se battre pendant plus de 60 ans contre les inégalités et l’injustice. Courageuses et dignes, elles ont fait évoluer les mentalités, conquis leurs émancipations, dans leurs fermes, mais aussi dans leurs couples. Grâce au syndicalisme agricole, elles ont osé devenir militantes, pour en finir avec l’injustice. Désormais, les agricultrices bénéficient théoriquement des mêmes droits que ceux des hommes.
« Un homme ne laissera jamais sa place. Si on veut le pouvoir, il faut aller le chercher. »
Ces travailleuses « invisibles » ont largement contribué à faire de l’agriculture une richesse nationale et pourtant, le monde politique a toujours eu une forme de « mépris de classe » face à leurs revendications.
Aujourd’hui, 25 % des chefs d’exploitation sont des femmes. L’enseignement agricole lutte contre les stéréotypes, en proposant une offre variée de filières d’orientation pour tous. Cette nouvelle génération de femmes, plus engagées dans l’agriculture biologique, choisit ce métier par passion et bouleverse parfois le monde agricole pour des pratiques plus respectueuses de l’environnement.
Elles le savent : « Rien n’est acquis ». Les agricultrices subissent toujours le sexisme ordinaire et la reconnaissance de leur travail demeure difficile. Elles ne sont pas toujours vues comme des professionnelles, mais comme des individus de sexe féminin faisant un métier « d’homme ». Une fois installées, elles doivent prouver doublement qu’elles sont capables. La sororité et l’entraide permettent à de nombreuses femmes de continuer ce métier. L’héritage du passé demeure tenace : 5 000 femmes travaillent encore aujourd’hui dans des fermes sans être déclarées. D’après les données de la Mutualité sociale agricole, « les pensions des cheffes d’exploitation retraitées sont inférieures de plus de 13 % à celles des hommes ». L’injustice sociale se reflète encore dans les très faibles retraites que perçoivent les agricultrices après une vie de labeur…
🎬 Moi, agricultrice – documentaire Delphine Prunault est à visionner ici.
🎬 Vous pouvez également visionner le film Nous, Paysans, de Fabien Béziat et Agnès Poirier.
Pour aller plus loin, n’hésitez pas à lire la bande dessinée Il est où le patron, chroniques de paysannes, de Maud Bénézit et les paysannes en polaire racontent l’histoire de trois jeunes paysannes combattives et passionnées, voisines de marché, qui se heurtent au machisme du milieu agricole…
🐖 Retrouvez notre interview de Victoria, celle qui a osé devenir agricultrice ou notre article vous donnant des conseils pour jardiner avec les astres, avec le calendrier des semis biodynamiques de Maria Thun.
Violaine Berlinguet — Celles qui Osent
En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent
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