De la tragédie au prestige : l’histoire de la grande dame de la Champagne, madame Clicquot
Veuve Clicquot : un nom qui orne depuis des décennies les bouteilles de la célèbre maison de champagne homonyme. Qui est ce personnage ? Comment son nom s’est-il retrouvé en noir sur fond jaune sur des quilles de luxe, de Saint-Pétersbourg à New York ?
En retraçant l’histoire de la veuve Clicquot, on suit les pas d’une jeune entrepreneuse du 19ᵉ siècle. Une femme qui ne craint pas de jouer du coude dans un monde d’hommes, jusqu’à atteindre une renommée internationale. Les débuts de l’histoire de la veuve Clicquot, entre innocence et drame.
De mademoiselle Ponsardin à madame Clicquot
Notre chère Barbe-Nicole Ponsardin (c’est son nom) voit le jour en 1777 dans une famille rémoise privilégiée. Son père, le baron Nicolas Ponsardin, fait partie de l’élite des négociants de la ville. C’est un homme habile et de forte réputation qui lui laissera à sa mort un confortable héritage. Les archives sont assez chiches sur l’enfance de Barbe-Nicole, mais on imagine une jeunesse heureuse et sans histoire dans leur hôtel particulier de Reims.
À 21 ans, elle épouse François Clicquot, fils d’un banquier et commerçant de tissu. Petit à petit, son mari délaisse son activité de négociant et se consacre entièrement à la maison de champagne que son père a fondée, et qui porte le nom de… Clicquot.
Père et fils Clicquot participent très tôt à la réputation des vins de champagne, en expédiant plus de 8 000 bouteilles par an dans toute l’Europe. Rappelons qu’à cette époque, la production de vins pétillants en Champagne fête tout juste ses 100 ans. En effet, le célèbre moine à qui l’on doit la maîtrise de ce breuvage festif, Dom Pérignon, est un contemporain de Louis XIV (17ᵉ siècle). François donne un nouvel élan à l’entreprise grâce à ses compétences de financier, et ouvre de nouveaux marchés : Suisse, Italie, Suède, Autriche, Russie… rien n’est trop beau pour les Clicquot ! En moins de 20 ans, les exportations explosent. Des représentants de la marque sont envoyés jusqu’aux cours royales, et le champagne Clicquot s’introduit discrètement, mais assurément, sur les tables des princes et des empereurs.
Monsieur Clicquot est mort, vive la veuve Clicquot !
Barbe-Nicole n’en perd pas une goutte. Elle suit assidûment la carrière de son mari jusqu’à sa fin brutale, en 1805. De retour d’un voyage d’affaires, François Clicquot est emporté par une mauvaise fièvre. La maison Clicquot tremble… mais ne tombe pas, car madame Clicquot reprend les rênes. Décision délicate s’il en est ! Elle a 27 ans, elle est une femme et elle a passé sa vie à s’occuper de sa fille. Pourtant, elle est déterminée à poursuivre l’œuvre de son mari. Elle ne vend pas malgré la pression de son beau-père dévasté. Elle s’associe adroitement à un homme expérimenté dans le commerce des vins, et s’impose à la tête de la maison de champagne. Voilà notre madame Clicquot cheffe d’entreprise, l’une des premières des temps modernes !
Tristement, c’est son veuvage qui lui permet cette émancipation. Avec le Code civil de Napoléon, la condition féminine a fait un grand pas en arrière : l’épouse passe sous tutelle de son mari, sans droit de regard sur les finances familiales. Allez… on précise au passage qu’il faudra attendre 1965 pour qu’une femme puisse ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son conjoint… Bref. Monsieur Clicquot étant mort, Barbe-Nicole a les coudées franches pour mener sa petite révolution. Être la première femme à la tête d’une maison de champagne, ça se fête !
Prises de risque et innovations : la stratégie gagnante de notre champenoise visionnaire
Quand les guerres napoléoniennes s’en mêlent…
L’entreprise « Veuve Clicquot, Fourneaux & Cie » démarre tant bien que mal ce début de siècle. Il faut dire que le contexte géopolitique ne les aide pas vraiment. Les guerres napoléoniennes font rage dans toute l’Europe, et l’Angleterre décrète un blocus continental. Les commerçants grincent des dents. Quant à la Russie, ce client bichonné depuis des années par les Clicquot, elle s’allie à la Grande-Bretagne…
Les exportations s’effondrent, passant de 60 000 à 10 000 bouteilles par an. Coup dur pour la veuve Clicquot qui vient à peine d’arriver dans la bataille. Son associé finit par craquer et la laisse seule à la barre. Qu’à cela ne tienne, c’est l’occasion pour elle de faire bouger les choses. La jeune entreprise « Veuve Clicquot Ponsardin » voit le jour.
Pour contourner le blocus, elle n’hésite pas à organiser des expéditions clandestines. Des accidents surviennent et des milliers de bouteilles sont perdues en mer. Mais cela ne la freine pas dans ses ambitions ! Puisque Napoléon fait la guerre à toute l’Europe, elle en profite pour conquérir de nouveaux marchés dans les confins de l’empire, fraîchement agrandi.
Le succès de la veuve Clicquot, startupeuse en jupons
Arpentant les cuviers de sa maison de champagne, elle passe en mode start-up : recherches, expérimentations, innovations… c’est l’ébullition ! Notre femme d’affaires sait bien s’entourer. Ses maîtres de cave, la plupart allemands, jouent un rôle déterminant dans le développement de la marque. Elle se montre très proche du produit et la qualité est l’une de ses priorités : elle élabore le premier millésime de vin de champagne et conçoit le premier rosé d’assemblage. Rien ne l’arrête ! Besoin d’un nouvel outil de production ? La table de remuage est créée. Passage d’un météore dans le ciel ? La cuvée Vin de la Comète de 1811 (très bon cru en passant) fait un tabac jusque chez les Tsars de Russie.
Résolument moderne, elle n’hésite pas à enfiler la casquette de responsable marketing. Elle améliore les étiquettes, y appose ses initiales (VCP) et traque férocement les contrefaçons. Avec la chute de Napoléon en 1814, la patronne, lucide, se réjouit des « heureux changements qui viennent de s’opérer » pour son commerce. Elle profite de la levée progressive des blocus pour affréter l’un des premiers navires qui partent de France, direction la Russie. Première escale, sa cargaison est entièrement vendue ! Elle renvoie d’urgence un second bateau depuis Rouen. Il arrive à Saint-Pétersbourg, et réimplante définitivement la marque dans ce pays qui deviendra son premier importateur. On parle du champagne des Tsars ! Lors du congrès de Vienne en 1815, la partition de l’Europe est arrosée au champagne Veuve Clicquot.
Le mythe de la veuve Clicquot jusqu’au fond des mers
Qualité et prestige, l’héritage de la grande dame de la Champagne
Au sommet de sa gloire, notre femme de poigne poursuit ses conquêtes commerciales, mais elle laisse le soin à ses gens de faire les déplacements. Son côté rustique préfère rester près de ses terres et de sa famille, sa seule distraction. Elle organise peu à peu sa succession, en choisissant l’un de ses fidèles associés, Édouard Werlé. Pas idiot, celui-ci se gardera bien de changer le nom de la marque, bien conscient que l’entreprise doit son prestige au mythe de cette veuve visionnaire.
À la mort de Barbe-Nicole, en 1866, on exporte plus de 750 000 bouteilles par an partout dans le monde, de Londres à New York. Le décès de la grande dame de la Champagne est relayé dans tous les journaux d’Europe, preuve de la fascination qu’elle suscite. En 1972, on crée même le Prix Veuve Clicquot de la femme d’affaires, récompensant chaque année les pionnières qui, comme elle, tracent un nouveau chemin au féminin, fait d’audace et d’intelligence.
Petit coup de pouce saveur champagne aux archéologues marins
Juillet 2010, dans la mer Baltique : un plongeur découvre une cargaison de bouteilles intactes dans une épave. Les esprits s’échauffent : 168 flacons de champagne dorment paisiblement au fond de l’eau depuis 170 ans. Et parmi eux, 47 dont les emblèmes ne laissent aucun doute : du Veuve Clicquot ! Élaboré et commercialisé par la patronne elle-même !
Autant vous dire que la dégustation exceptionnelle de ces élixirs, organisée quelques mois plus tard, défraya la chronique. Grâce à ces bouteilles miraculeusement préservées par les profondeurs marines, l’épave a pu être datée et le pétillant breuvage analysé. Ce fut l’occasion d’en savoir plus sur les habitudes des consommateurs du 19ᵉ siècle, en découvrant par exemple que le champagne était particulièrement édulcoré : l’équivalent de sept morceaux de sucre par verre… Le double pour les cuvées à destination de la Russie… ! Même si, de nos jours, la qualité est toujours une priorité de la maison de champagne, la composition a, elle, bien évolué depuis.
« Une seule qualité, la toute première. »
(citation de la veuve Clicquot, devenue la devise de la maison de champagne)
Qui aurait pu prédire que cette jeune bourgeoise rémoise allait transformer une petite maison de champagne en entreprise de renommée internationale ? Elle-même ne l’aurait pas imaginé. L’inventivité et la persévérance de notre défenseuse des vins effervescents ont pourtant accompli cet exploit. La région champenoise semble être un terrain fertile pour les femmes audacieuses… Dans le sillage de notre veuve iconique se cachent d’autres veuves qui n’ont pas à rougir de leur parcours : Mme Pommery, Mme Perrier, Mme Devaux, Mme Bollinger… Des noms évocateurs pour les connaisseurs des boissons de fête. À leur santé !
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