Johanna Van Gogh : pleins feux sur Vincent
La vie de Van Gogh est largement documentée. On ne compte plus les films retraçant son parcours ni les livres détaillant les points saillants de sa courte existence. Il faut dire que l’homme sort du cadre : évangélisateur devenu artiste, hypersensible torturé, ami de Gauguin dans l’excès et la créativité, génie incompris entretenu par son frère. Les chercheurs tentent encore aujourd’hui d’éclairer les zones d’ombre autour de l’illustre peintre et de son œuvre. Pourtant, il aurait pu tomber dans l’oubli ; sans sa belle-sœur, le célèbre néerlandais ne serait sans doute qu’un nom sur une pierre tombale. Johanna Van Gogh a lutté sans relâche pour assurer la reconnaissance d’un talent en avance sur son époque.
Retour sur l’acharnement de cette femme qui s’est entêtée à mettre en lumière le travail de Vincent.
La jeune épouse : Madame Van Gogh
Johanna Bonger a 22 ans lorsqu’elle rencontre Théodore Van Gogh aux Pays-Bas. Son frère, collectionneur néerlandais, s’est chargé des présentations. Théo est marchand d’art. Il vit entre Utrecht et Paris. Dans la Ville lumière, il commence à se faire un nom et fréquente de nombreux artistes.
Vincent, le frère aîné de Théo, est peintre. Il vit dans le sud de la France, à Arles, où son ami Paul Gauguin l’a rejoint. Il y a découvert la lumière et elle envahit désormais ses toiles. C’est une renaissance. Pourtant, sa santé mentale reste très fragile.
Lorsque Johanna et Théo annoncent leurs fiançailles en 1889, Vincent est interné à Saint-Rémy-de-Provence. Si les deux frères correspondent fréquemment, Johanna n’a jamais eu l’occasion de rencontrer Vincent. Elle le découvre à travers son travail : il expédie régulièrement des toiles à Théo dans l’espoir d’en vendre quelques-unes.
Mais Théo ne trouve pas d’acheteurs. Seul son soutien financier permet à Vincent de ne pas vivre dans un dénuement total. Les tableaux de l’artiste s’accumulent dans l’appartement parisien du couple. Lorsque leur premier enfant naît, ils le baptisent Vincent, une tradition dans la famille Van Gogh. Pour l’occasion, le peintre leur fait parvenir un amandier en fleurs.
C’est en 1890 que Johanna rencontre son beau-frère pour la première fois. Il vient de sortir de l’asile et monte à Paris pour rendre visite à Théo. Elle est étonnée : il lui semble bien plus fort qu’elle ne l’imaginait. Malgré son apparente vitalité, Vincent part s’installer à la campagne. Il ne doit pas se laisser envahir par ses anciens démons. Théo organise son emménagement à Auvers-sur-Oise où il sera au calme, sous la surveillance du docteur Paul Gachet.
La jeune maman ne croisera plus son beau-frère que deux fois. Le destin de Vincent va pourtant s’unir irrémédiablement à celui de Johanna.
Des centaines de toiles en héritage
Le 29 juillet 1890, Vincent se tire une balle dans la poitrine. Prévenu par le docteur Gachet, Théo regagne Auvers précipitamment. Il assiste à l’agonie de son frère et l’accompagne dans ses derniers instants. Il est bouleversé : le grand frère qu’il a soutenu toute sa vie n’est plus.
Le curé refuse l’organisation d’un service religieux pour le protestant suicidé. La cérémonie a lieu à l’auberge où Vincent résidait et les amis présents se débrouillent pour déplacer le cercueil jusqu’au cimetière attenant à l’église.
Théo veut offrir à son frère une reconnaissance posthume, à la hauteur de son talent. Il tente de convaincre les connaisseurs, mais les œuvres de Vincent déplaisent. On lui fait comprendre qu’elles feraient scandale. Même Durand-Ruel ne suit pas, le galeriste avait pourtant soutenu les impressionnistes en butte aux critiques.
« Il faut que les gens sachent qu’il était un grand Artiste, ce qui va souvent de pair avec le fait d’être un grand Homme. Avec le temps, on le reconnaîtra et nombreux seront ceux qui regretteront qu’il soit parti aussi tôt ». Théo Van Gogh, lettre à sa sœur Elizabeth, Paris, le 5 août 1890
Trois mois plus tard, Théo tombe malade et il est admis en maison de santé aux Pays-Bas. Il sait qu’il ne guérira pas : il demande à son épouse de poursuivre la mission qu’il s’était imposée. Le 25 janvier 1891, il succombe, moins d’un an après son frère.
Johanna devient veuve à 27 ans. Elle n’a d’autre choix que de quitter Paris avec son fils pour rejoindre son pays natal. Elle emporte les centaines de toiles dont personne ne veut, ainsi que les dessins et la correspondance des deux frères. C’est son héritage et elle compte bien tenir la promesse faite à son défunt mari.
Un combat obstiné pour faire aimer Vincent
La disparition de Théo plonge Johanna dans le chagrin et l’incertitude. Sans revenus, elle doit travailler pour subvenir aux besoins du jeune Vincent. Elle s’installe avec lui à Bussum, au sud de la Hollande, où elle ouvre une pension de famille.
Johanna n’est pas peintre. Elle n’est ni marchande ni critique d’art. Elle n’a aucune forme d’expertise dans un domaine qui ne concerne alors que les hommes. Mais elle est volontaire et elle a une idée : sa maison peut devenir un lieu d’exposition improvisé pour les tableaux rapportés de Paris.
Elle les accroche sur les murs de la pension et convie les notables des environs. Aucun ne partage son engouement. Au mieux, les visiteurs se montrent hermétiques. Ce n’est pas une femme qui va leur apprendre le bon goût en peinture.
« Pendant 18 mois, j’ai été la femme la plus heureuse au monde. Plus jeune, je disais toujours : je préfère avoir un an de bonheur intense plutôt qu’étalé sur toute une vie. Mon souhait a été exaucé : j’ai eu mon grand bonheur. Il me reste maintenant le devoir. » Johanna Van Gogh — Journal intime — janvier 1891
La jeune femme est obstinée et elle ne s’arrête pas au premier obstacle. Elle décide de frapper aux portes, avec des toiles sous le bras. Elle veut désormais rencontrer des gens compétents, des connaisseurs, qui ne manqueront pas de saisir le talent du peintre. Hélas, ils se montrent condescendants et paternalistes: comment pourrait-elle avoir une quelconque notion de l’art alors qu’elle est une femme ?
Théo et Vincent s’écrivaient beaucoup, et Johanna a tout gardé. Elle se plonge alors dans leur correspondance et découvre les lettres rédigées par Vincent. Elle entre dans son intimité. Progressivement, elle fait le lien entre l’hypersensibilité de l’homme et son travail. Elle aimait les tableaux, désormais elle les comprend. Elle réalise qu’il faut se montrer pédagogue et prendre le temps de les expliquer.
« Les lettres sont le pendant de ce qu’est sa peinture, c’est l’évidence. Qui plus est avec une âpreté, une densité, une qualité d’écriture qui est incomparable. Il a écrit (…) avec une puissance et une force qui est, de lettre en lettre bouleversante, avec une lucidité qui est stupéfiante. »
Pascal Bonafoux – France Culture – 2020
Johanna décide de fréquenter les musées et les galeries. Elle s’éduque, elle se nourrit au contact des œuvres et elle exerce son œil. Si son regard s’aiguise, il lui manque encore le discours des initiés. Pour être entendue, elle doit pouvoir parler de peinture comme un homme le ferait. Elle se forme donc à l’histoire de l’art : après ses journées de travail, elle file à Amsterdam pour suivre des cours.
Elle comprend qu’une femme, pour peu qu’elle ait la chance d’étudier, peut se tenir à hauteur d’homme. Le monde est masculin, mais c’est une construction culturelle. Elle est déterminée à la briser. Elle veut faire voler en éclats le plafond de verre imposé par la société patriarcale.
Lettre de Vincent à Théo, 1882
Johanna a confié les lettres de Vincent à Jan Veth, artiste et critique, un des seuls à ne pas s’être montré réfractaire. Mais il tarde à lui répondre et elle s’impatiente. Finalement, en 1892, Veth accepte de monter une première exposition à Amsterdam. Celle-ci ne rencontre pas le succès espéré, et madame Van Gogh se retrouve totalement invisibilisée.
Johanna Van Gogh : la femme engagée
Johanna a la tête dure. Elle sait désormais que la peinture de Vincent sera appréciée, c’est une question de temps. Son approche intellectuelle la convainc de poursuivre. Son beau-frère doit être connu pour être aimé.
Sa rencontre avec le peintre nabi Émile Bernard marque un tournant. L’ami fidèle de Vincent désire, lui aussi, sauver le génie de l’oubli. En 1893, puis en 1897, il publie deux recueils dans lesquels figurent des extraits de leur correspondance. Les écrits apportent un nouvel éclairage : le travail de Van Gogh devient plus intelligible.
En cette fin de siècle, les œuvres trouvent enfin leur public. C’est le début d’une reconnaissance que Johanna n’entend pas gâcher. Elle ne veut plus d’intermédiaires. En bonne autodidacte, elle est parfaitement armée pour tout organiser. Qui mieux qu’elle pour parler des tableaux et en fixer le prix de vente ?
Portrait de Johanna par son second mari, 1905
En 1901, Johanna se remarie avec le peintre Johan Cohen Gosschalk, mais elle ne retrouve pas pour autant la routine d’une vie domestique. Au contraire, elle adhère à une association féministe pour laquelle elle écrit des articles, et elle milite au Parti ouvrier social néerlandais. Elle continue de se cultiver et elle s’affirme. Comme son beau-frère, elle devient une personnalité d’avant-garde.
En 1905, elle monte sa première exposition au Stedelijk Museum d’Amsterdam. C’est un succès. Les collectionneurs approchent la femme d’affaires pour acquérir des toiles dont la valeur augmente avec la notoriété de l’artiste. Johanna se montre intransigeante, elle veut traiter avec les grands musées européens. Le travail de son beau-frère doit être visible par le plus grand nombre.
En 1913, Johanna monte une exposition à New York, où elle a suivi son fils après le décès de son deuxième époux. Elle entreprend alors de traduire la correspondance des deux frères en anglais. Inébranlable, elle veut imposer Vincent au monde. Pas de suspense : nous savons qu’elle a réussi.
Il lui reste un geste à accomplir : en 1914, elle fait déplacer la dépouille de Théo à Auvers-sur-Oise, à côté de celle de son frère chéri. Tout un symbole.
Johanna meurt en Hollande en 1925.
Johanna Van Gogh incarne la force d’une femme qui a cru en son intuition, contre l’avis surplombant de la gent masculine et le peu de crédit que l’époque concédait aux épouses. Grâce à son opiniâtreté, nous avons la chance aujourd’hui de profiter de l’œuvre du peintre devenu une figure incontestable de l’art moderne. Dans le film Yesterday, Danny Boyle décrit un monde dans lequel les Beatles n’auraient jamais existé. Imaginons une uchronie dans laquelle Johanna se résigne à écouter l’opinion des sachants et laisse les toiles au grenier. Nos nuits étoilées seraient sans doute moins belles, et mieux vaut ne pas y penser.
Anne-Claude Jaouen, pour Celles qui Osent
⏩ Pour voir des toiles de Van Gogh :
- Musée Van Gogh à Amsterdam ;
- Musée d’Orsay à Paris ;
- National Gallery à Londres.
Sources :
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- Vincent. Barbara Stok. EP éditions. 2015. 141 pages.
- Van Gogh et le monde tel qu’il est. Baptiste Liger. France Culture. 7 septembre 2020. 4 épisodes
- Van Gogh, deux mois et une éternité. Anne Richard. ARTE France, Cinétévé, Musée d’Orsay. 2023. 53 minutes.
1 Comment
Article très instructif et bien écrit. Je ne savais pas grand’chose sur Johanna et je suis ravi par l’intelligence et la détermination de cette femme pas du tout ordinaire.