Avec elle, il y a ces instants de bascule. On parle, on rit et soudain, sous son front tissé de rastas, ses yeux noirs s’allument. Ils s’agrandissent et se plissent en amandes, en écho à son sourire qui s’étire à l’infini. Sa lumière brille alors plus fort que les wax éclatants des meilleurs papas sapeurs ! Son rire est un baume consolateur qui anéantit jusqu’aux derniers miasmes de morosité. Alors forcément, face à tant de joie et d’espoir, on ne peut qu’embarquer dans son monde.
C’est Nadège Batou. Elle est réalisatrice de documentaires, originaire du Congo Brazzaville. Depuis dix ans, elle se bat pour montrer sur grand écran les invisibles et les laissé(e)s-pour-comptes. Elle dégaine sa meilleure arme : sa caméra, pour libérer la parole de ses “héroïnes” et leur redonner une vraie place. Une place qu’elles seules auront définie. Pour Celles-Qui-Osent, elle a raconté son parcours, avec générosité, profondeur et vivacité. Elle parle de ce qui, envers et contre tout, lui donne chaque jour la force d’avancer, de s’exposer au monde et de braquer la lumière sur ces femmes.
Vivre une fracture d’enfance : de la brousse au confort moderne
“ J’avais comme l’impression de courir sans cesse après quelque chose qui m’échappait”.
Née le 1er décembre 1978, Nadège vit dans un village, enfoui dans la luxuriante brousse congolaise. Elle y loge avec sa mère, sa grand-mère et ses 4 frères et sœurs. La vie est simple, modeste, mais chaleureuse. Cette sensation rassurante de faire partie d’une fratrie, cette évidence solide d’une vie collective est pourtant sur le point de s’éteindre.
À l’âge de 4 ans, sa mère meurt. Deux ans plus tard elle, alors qu’aux cotés de sa grand-mère, elle apprivoise ce grand vide, elle est brutalement “arrachée” de son foyer pour aller vivre chez son oncle et sa tante à Pointe-Noire. Sans transition aucune, elle atterrit au sein de cette famille moderne, aisée et intellectuelle. Elle y est bien accueillie et découvre avec plaisir un tout nouveau confort moderne. Pourtant, elle se sent brisée. “Cette cassure-là, je la transporte jusqu’à aujourd’hui”. Elle est propulsée en tant qu’ »aînée » dans cette nouvelle fratrie de 4 frères et sœurs. Elle est rapidement responsabilisée, effectue des tâches ménagères et s’occupe des plus petits. Elle grandit très (trop) vite.
Au Congo, durant ces années, les crises économiques, politiques et les drames émaillent leur quotidien. Pendant ces moments terribles de défis à relever, la famille se soude et ne fait plus qu’un. Dans ces instants, la petite Nadège s’y sent enfin considérée. Car malgré tous ses efforts, malgré sa lutte intérieure incessante, elle ne réussira jamais à se faire une place dans cette famille. Elle cherchera en vain la reconnaissance de ceux qu’elle appelle désormais “papa et maman”. En faire toujours plus, prouver sa valeur et gagner leur amour sera un moteur puissant pour l’enfant, la jeune femme et la femme qu’elle deviendra.
Rêver sa vie : une passion pour les contes de fées
“Je voulais vivre la vie des personnages dont je lisais les histoires, car ça se finissait toujours bien.”
Ses meilleures échappatoires ? La lecture : un véritable refuge. Les histoires : de véritables voyages, des océans dans lesquels elle plonge et s’immerge en apnée. Les chansons : des transes à chanter à gorge déployée. Toutes ces merveilles étaient pour elle des sources de joie et d’inspiration inépuisables. Mais également d’aspirations, car la petite Nadège se glissait dans la peau de ses héros et héroïnes, goûtant à de folles aventures où “tout se finissait toujours bien”. Si même les histoires de Cosette ou Cendrillon s’achevaient sur des “happy end”, pourquoi la fin de l’ histoire ne serait-elle pas lumineuse pour elle aussi ?
Elle était bien décidée à attendre. Son prince charmant, sa vie rêvée et sa future brillante carrière de journaliste. Car elle serait journaliste. Elle raconterait des histoires, d’autres histoires que la sienne. Depuis toujours elle était fascinée par les histoires des gens autour d’elles, des “vrais gens”. Il fallait qu’elle en parle et qu’elle partage ça avec le monde. Elle en était convaincue.
Sauter dans un train en marche
“Ce que j’apprends là-bas : le dur monde de la vie active.”
Après le bac, Nadège ne peut aller à l’Université. Sa tante a divorcé et la famille vit à présent dans une misère profonde. La guerre est aussi passée par là, faisant des ravages aussi visibles que souterrains. Nadège souhaite étudier les TIC (Technologies de l’information et de la communication) et cherche un moyen d’agir, un levier pour avancer vers ses ambitions. Un jour, elle entend une annonce faite par la 1re chaîne de télévision privée au Congo, qui recherche de jeunes apprentis. Sans hésiter, elle s’achète un billet de train, plie bagage et s’engouffre dans le train en marche.
Elle reste quatre ans à Pointe-Noire et travaille pour “La télévision pour tous”. Son but est alors de réussir financièrement pour sortir sa mère de la misère. Bien que partie physiquement de son foyer, elle ne l’a toujours pas vraiment quitté… Tout ce qu’elle fait, elle le fait pour sa mère. Il lui FAUT réussir pour elle. Il faut pouvoir rendre à cette femme tout ce qu’elle lui a donné.
Ramener un invité surprise, dégringoler et s’enflammer
“Ce qui m’a réveillée : l’étiquette de l’échec qu’on a voulu coller sur moi”.
À son retour chez elle à Brazzaville, Nadège attend un enfant. Histoire classique : le père n’en veut pas et ne le reconnaît pas. Elle se retrouve donc dans la fâcheuse situation d’être devenue une “fille-mère”, dans une société matriarcale et matrilinéaire qui la rejette. Sa tante lui annonce qu’elle ne peut plus loger chez elle, car elle n’a pas les moyens de l’héberger. Elle est seule, perdue.
Se réfugiant chez une autre tante, elle “traîne sa blessure”. De surcroît, elle perd son enfant, mort-né à la naissance. Peine sur blessure sur fond de double abandon…Tout aurait pu s’arrêter là et finir comme un énième mauvais feuilleton misérabiliste, sur fond de prostitution, de misère sociale et d’errances. Il n’en est rien.
Malgré l’immense douleur et la double blessure, la jeune fille sent une forme de puissance infuser et monter en elle. Un mélange fait de détermination, de rage et d’envie absolue. Il faut qu’elle se lance, il faut y aller, se relever, carburer, tout déchirer ! Exister, enfin. Leur montrer à tous qui elle est.
L’étiquette de l’échec qu’on cherche à lui coller sur le front est insupportable. Que quiconque ait la possibilité de donner son avis sur elle sans son consentement ? Que tel ou tel vienne s’essuyer sur sa réputation ? Qu’on la catégorise comme fille perdue alors que la vie s’ouvre devant elle, abondante et pleine de promesses ? Oui, elle était orpheline. Oui, elle n’avait pas fait que de bonnes rencontres. Mais baisser les bras ? Hors de question. Elle n’avait personne, certes…mais…
“ Mais j’ai moi ! “ : avoir une révélation
Même si le quotidien est dur et austère, elle se prend en main. Pour gagner sa vie, elle travaille sans relâche dans un restaurant “Le Jardin des Saveurs” en tant qu’hôtesse de caisse de 2005 à 2007. Son but ? Épargner assez pour s’acheter, enfin, sa première caméra. La sienne et non celle d’un autre. Pour pleinement accéder à son indépendance.
Elle se lance alors dans la coréalisation de son 1er film documentaire avec un ami : Ndako Ya Bankeko, le combat de Rod (2007). On y suit un enfant de rue handicapé et diabétique qui, malgré la précarité et les handicaps cumulés, va à l’école et prépare son bac. Dans le tumulte urbain et la noirceur menaçante des rues, il fait ses devoirs le soir, coûte que coûte. Celle qui a enchaîné abandons et ruptures tragiques s’émerveille devant tant de force et de détermination ! Elle veut raconter cette histoire-là.
Quand le film commence à avoir du succès, son ami se gargarise des lumières qui se posent sur lui et oublie le rôle qu’elle a joué. Une fois de plus, elle se sent mise à l’écart. Elle pense : “ce n’est pas possible ! Ça recommence. Je dois toujours prouver les choses”. Nadège a un déclic. Une fulgurance radicale et irréversible. Elle doit oser. Trouver le courage de se lancer seule, de sauter dans le vide à pieds joints. Il y aura forcément plus d’espoir et de possibilités dans ce vertige-là que dans sa réalité présente.
“J’arrête de compter sur les autres. Maintenant je fais.”
Réaliser un premier film… interdit de diffusion au Congo
“Oser c’est dépasser ses peurs et sauter dans le trou noir qui apparaît à nos pieds. On ne sait pas ce qu’il y a au fond, mais il faut le faire.”
En 2008, elle réalise et autofinance son premier film documentaire « Nku Nkélo, à la recherche de l’eau », dans lequel elle dénonce avec force les problèmes de distribution d’eau à Brazzaville. Il sera interdit de diffusion dans son pays.
Nadège ne souhaite compter que sur elle-même et ne se met pas en quête de financements extérieurs. Tout comme ce premier film, réalisé à partir de financements propres, elle crée le « Festival des 7 Quartiers » de 2009 à 2011, un festival itinérant de cinéma africain dans les quartiers populaires de Brazzaville. En finançant elle-même ses projets, elle s’assure liberté, intégrité et autonomie totale dans la réalisation de ceux-ci. “Il faut y aller. Mettre en lumière ce qu’on a dans la tête. Quand on travaille avec coeur et énergie , la vie s’aligne”.
Les lumières et les projecteurs commencent alors à se tourner vers elle. Son instinct de survie est gonflé à la blessure d’ego et se débat avec ce constat : “Ma vie n’est pas finie. Je peux y écrire une suite différente”. Elle combat avec rage l’opprobre et l’aura négative que sa famille lui colle sur le dos. Cette énergie du désespoir est double : les liens familiaux l’empoisonnent doucement, tout autant qu’ils la propulsent avec force vers son destin. “C’est un poison qui me nourrissait. À l’image de l’essence qui, à la fois, nourrit le moteur et brûle la planète par les deux bouts”. Cette forme de vengeance est encore toute entière tournée vers “ses parents”. Elle réalise que dépasser cette dépendance sera une condition sine qua none pour trouver une forme de liberté.
Briller et porter sur soi une bombe à retardement
Suite à son 1er film, Nadège coréalise un sitcom humoristique « Les Boulistes », dont les 3 saisons sont diffusées de 2009 à 2011. La série projette des scènes courantes de la vie congolaise assaisonnées de sauce piquante. Le succès est là. La première saison de la série est présentée au sein de programme Forget Africa, à la 63e édition du Festival de Cannes. La série est aussi soutenue par le Festival international du film de Rotterdam, qui diffuse le film en janvier 2009. Il est plébiscité au Festival des programmes de télévision à Yaoundé, au Cameroun, en 2009.
Grâce à sa volonté, chevillée au corps, de progresser et de se perfectionner, elle est choisie pour participer à deux formations prestigieuses à Paris : Les Ateliers Varan en 2010 et L’Université d’Été de la FEMIS, en 2011. Entre-temps, elle réalise en 2010 Dallas de Paris ou le portrait d’une adepte de la SAPE qui s’impose dans un milieu hostile aux femmes. L’émergence de la figure féminine qui se distingue et flamboie en milieu hostile se dessine. Dans le film « Mwana’Congo » réalisé en 2011, elle pose la question d’un cinéma africain utopique.
Pourtant, une fois les caméras éteintes et l’interview terminée, Nadège rentre chez elle et fait face à ses démons. La recette d’une motivation saturée de vengeance et boursouflée d’ego blessé ne fonctionne plus. Elle a atteint ses limites. La sensation d’insécurité permanente, l’angoisse et le manque de confiance en elle la grignotent. Dans sa vie privée, le chaos règne et les montagnes émotionnelles sont plus acérées que jamais .Tout est vécu avec une intensité incroyable et destructrice. Elle se surprend régulièrement à provoquer des cassures, par anticipation d’un possible rejet de l’autre.
Voyager autour du monde
En 2012, une énième déception amoureuse l’incite à lever le pied et à entamer un pèlerinage dans le désert, à la découverte de l’Afrique de l’Ouest. Elle en avait rêvé longtemps. Elle pose sa valise au Niger pendant deux ans et goûte à la douceur panafricaine, dont elle sillonne les terres rouges et arides : Côte-d’Ivoire, Burkina Faso, Bénin, Sénégal, Ghana… aux côtés du réalisateur Sani Magori.
Dans le cadre de l’appel à projets « l’Afrique au Féminin », de Canal Plus, elle réalise le film « Sur le Divan » (2013). Elle y fait le portrait d’un formidable psychanalyste nigérien qui libère la parole de femmes brisées pour les faire renaître. Jour après jour, il les écoute et les guide afin de « réparer toutes les femmes ». La figure de la femme revient, lancinante, centrale dans le travail de la réalisatrice congolaise.
En 2014 elle part en France et s’installe à Paris. Elle s’attelle à la réalisation d’un documentaire « Go mécanique, Africaines Garage » qui retrace le combat de trois mécaniciennes rêvant de construire un garage de femmes à Abidjan depuis 2016.
Vivre ce en quoi on croit : le vrai militantisme
“J’ai inspiré des jeunes femmes au Congo et en Afrique, car elles m’ont vue faire. Je les ai incitées à croire en leurs rêves. Chaque jour, je leur ai conseillé d’écouter les valeurs des autres pour solidifier et faire croître les leurs. Mon but ? Être inspiratrice et “déclencheur-se” dans la vie de ces femmes, les empouvoirer en leur certifiant que : “ Vas-y tu peux le faire toi aussi !”
En Afrique, les garagistes sont vus comme “des métiers sales”. Des métiers de pauvres et d’“échoués”. Être une femme garagiste en Afrique, c’est donc porter un rêve très audacieux ! C’est donner une claque à la société. En pratiquant ce type de métier, son héroïne ivoirienne, Jeanine Manikoi Dabiré, son héroïne, fait tomber les barrières : elle éduque toute la société. Ces pratiques marquent les esprits et sont plus efficaces pour ébranler des certitudes sociétales, en Afrique et dans le monde.
En allant à la rencontre des femmes, Nadège est allée vers des personnalités qui, tout comme elle, ont refusé d’être étiquetées. Elle agit et poursuit sa quête d’un monde plus juste à réinventer.
Provoquer la magie de la vraie rencontre et guérir
“Je suis celle qui vous ressemble”
Nadège privilégie une approche humaine où elle s’autorise à dévoiler ses souffrances et permet ainsi de briser les barrières avec ses “héroïnes”. Chacune se livre à cœur ouvert et la magie de la vraie rencontre opère entre elles. La réalisatrice a ce besoin constant de réveiller son humanité et son indulgence. Envers elles et envers les autres. Pour apprivoiser l’amour de soi et des autres, elle a compris qu’elle devait assouplir cette sévérité constante, cette exigence rigide avec laquelle on se regarde et on regarde les autres. Ainsi, le monde est plus doux, plus souple et aimant. Ainsi on peut réapprendre l’amour et guérir.
Les femmes peuvent comprendre ses souffrances et osent alors, à leur tour, se mettre à nu. C’est un échange. Elles ont parfois choisi ces métiers-là pour, elles aussi, réparer leur vie cassée.
Redonner pouvoir et espoir aux femmes
“Tu sais Nadège, ta caméra m’a libérée”.
Redonner pouvoir et espoir aux femmes, voilà ce qui exalte la réalisatrice congolaise aujourd’hui. “Qui sait ce que chacune d’entre nous pourrait devenir si une seule personne croyait suffisamment en nous”.
Lorsque soudainement, une de ses héroïnes, Jeanine, perce l’écran sur Canal + ou sur les réseaux sociaux, elle existe d’une toute nouvelle manière. Le monde porte enfin un regard valorisant sur elle, il ne la méprise plus. Une confiance toute neuve s’installe en elle et engendre des impacts puissants sur sa vie, sur ce qu’elle transmettra elle-même à sa propre fille, sur les représentations qu’on a d’elle et sur les fondations mêmes de la société qui l’a vue naître.
Nadège Batou est une réalisatrice congolaise qui agit et fait resplendir ses héroïnes sur grand écran. C’est une panthère sans camouflage qui a fait de ses échecs et abandons de puissants moteurs, une force d’amour à nourrir. Tout comme la réalisatrice Chloé Bourgès, c’est une femme qui part à la rencontre des autres, pour raconter, grandir et faire grandir ses soeurs. Pour la suivre sur les réseaux, c’est ici, pour l’entendre, c’est là et pour la voir en interview, c’est ici !
Pauline Pigeon, rédactrice web/print.
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