Dans Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter écrit remarquablement bien la façon dont on se raconte des histoires depuis des siècles et l’influence qu’a eu la fiction sur nos perceptions. On se figure souvent être le héros du récit, avec une mission spectaculaire à accomplir ici-bas et nos semblables restent les personnages secondaires de notre odyssée personnelle. C’est pourquoi on a tendance à endosser des rôles et à rejouer nos échanges, quitte à enjoliver, quitte à ressasser. Ne voudrait-on pas qu’un Dieu juste se charge de notre incroyable destin, comme un narrateur, qu’il y ait des causes et des conséquences inscrites dans le livre de l’univers, des gentils et des méchants, des punitions et des récompenses ? Moi oui. Alors pourquoi la part belle des fables qu’on se raconte serait réservée aux hommes, représentée pour eux, puisque nous cherchons tous à nous construire notre légende intime ? Avec un tout petit à priori, on se pose la question : la littérature est-elle sexiste ? On vous répond de suite !
Le schéma actanciel, viril, encore et toujours
Le schéma actanciel, vous savez ? C’est une situation initiale idyllique, avec un héros heureux et riche, entouré de ceux qu’il aime. Un élément perturbateur vient tout bouleverser, genre un méchant qui kidnappe « Hercule » pour l’envoyer au combat et qui tue la famille dans la foulée, comme ça, gratuitement. Vient ensuite un parcours initiatique infernal par lequel on admire la force, le courage et pourquoi pas les muscles saillants et luisants du protagoniste (qui feront craquer en cours de route une petite nymphette). À l’apogée de ces péripéties et avec l’aide ou les petites taquineries de miss perfection, le bonhomme gagne loyalement la bataille, si possible valeureusement, en y laissant la vie, pourvu qu’il sauve des innocents. Le dénouement montre un futur magnifique et paisible dans lequel le héros laissera éternellement son empreinte. Exactement la chanson de Brel « Pourvu que nous vienne un homme ».
Sinon, il y a le schéma narratif, un peu dans la même veine. Il nous montre un sujet, le personnage principal, qui part en quête d’un objet, une situation, un titre ou une donzelle. Cette quête est matérialisée par une flèche à laquelle s’ajoutent des adjuvants et des opposants. Vous voyez le topo ? Un sauveur de sexe masculin, actif et puissant, met en haleine le lecteur. Autour, un gros méchant avec du pouvoir, pour flatter la surpuissance du personnage principal ou un couillon, pour vanter son intelligence. Puis, des minables ou des rôles de seconde zone, comme le copain sympathique, mais bien moins rusé ou la fille, qui est, sinon passive, au moins dévouée à la cause du bellâtre. C’est là où on en arrive au test de Bechdel.
Le test de Bechdel, démasquer les sexistes élégants
Alison Bechdel est une dessinatrice qui en 1985 fait une constatation. Elle remarque que dans l’immense majorité des cas, la littérature montre des femmes avec des rôles secondaires et si ce ne sont pas des figurantes, elles n’ont pas la teneur de mener leur propre quête. Si une femme est l’héroïne de l’histoire, on peut se dire que ça change du schéma actanciel ou narratif basique. Et bien non ! Car sa quête à elle tournera forcément autour d’un homme. Vous me direz, « Oui, mais c’est équitable, car la quête d’un homme peut aussi tourner autour d’une femme ». Je vous répondrai que tout est contenu dans le PEUT. Car l’histoire d’un homme peut aussi tourner autour d’un objet, alors que la femme, elle, n’a pas le choix. Sa fiction est liée à celle d’un homme. C’est cela le test de Bechdel : trouver un roman écrit par une femme, qui parle d’une femme, associée à une quête qui ne dépend pas d’un homme (mais d’un objet ou d’une autre femme). Et bien, je vous laisse le temps d’énumérer vos lectures pour constater à quel point ce test est difficile à passer !
Si je peux me permettre, je voudrais rajouter une exigence (mais Bechdel ne sera pas contente puisqu’elle est lesbienne). Cette histoire ne devrait pas se passer entre des homosexuelles. Non pas qu’il n’est pas appréciable d’avoir une littérature lesbienne, au contraire, mais pour ma part, j’aimerais que les hommes soient concernés par le processus de valorisation des femmes dans la littérature. Car c’est à l’échelle de la société entière qu’il faudrait agir, donc, toucher y compris les machos et les femmes au foyer. La littérature doit arriver à faire aimer les femmes qui ont leurs propres objectifs, indépendamment des hommes ou d’une vie de famille. Un traitement rien moins qu’égalitaire quoi ! Peut-être qu’à cette condition, on pourrait lire à nos enfants des contes de fées plus exaltants et gratifiants pour les femmes, comme le suggère Victoria Lavelle dans son article « Contes de fées, vers un modèle féministe ».
Passer le test de Bechdel ou mettre l’ombre en lumière
L’échec au test de Bechdel a une répercussion concrète sur notre vision du monde. Dans une littérature de type best-seller classique, on nous montre qu’en dessous d’un certain degré d’héroïsme, notre vie ne vaut pas la peine d’être regardée. Imaginez-vous l’impact de cette conception sur les plus fragiles, ceux qui vont simplement mal sans avoir la force d’être héroïques ? Ceci signifie aussi qu’il y très peu de vies réellement valables et que le reste, ce sont des figurants bien sympathiques, mais pas intéressants. Bref, une femme au foyer qui élève ses enfants dans l’ombre, c’est une de ces « vies minuscules » qui ne vaut pas la peine d’être racontée. Ceci vaut pour les femmes comme pour l’ensemble des minorités. Ce qui n’est pas représenté dans la littérature semble ne pas exister dans la vraie vie. Or, des anonymes, des sorts insignifiants, des petits travailleurs et travailleuses qui passent en silence dans le flux de l’existence, IL N’Y A QUE DE ÇA DANS LA VRAIE VIE. Et qui dit que la destinée de ma voisine, seule et sans enfants à 50 ans, est moins valable que celle d’un « héros » qu’on érige en tête des magazines (ou d’une bimbo habillée et maquillée pour plaire à ces messieurs) ? Et bien justement cette soupe qu’on nous fait avaler depuis toujours et qui doit changer.
Dans Je suis une fille sans histoire, dont vous comprenez désormais le titre, Alice Zeniter se dresse contre ces carcans, dont seule la littérature peut nous sortir, justement. Pourquoi ? Parce que c’est un art qui sait faire des ponts entre les points de vue, pour nous faire vivre dans la peau d’un(e) autre et que d’entrer dans la peau d’un(e) autre nous fait toujours comprendre que sa vie est non seulement valable, mais unique. Sans une littérature de qualité, nous restons tous des petits centres du monde qui se gravitent autour, sans jamais se rencontrer vraiment. Comme l’explique l’écrivaine Nancy Huston, le monde d’aujourd’hui s’affirme de manière très virile : ce sont des groupes qui construisent leurs identités par opposition à d’autres. On doit cette logique belliqueuse et cette exhibition de nombrils à Monsieur le super-héros, seul contre tous.
Une véritable littérature féministe pourrait aussi servir la cause des existences anodines qui vibrionnent autour de nous, dont les femmes font encore trop souvent partie. Pensez à toutes ces quêtes invisibles à côté desquelles nous passons sans un regard, qui sont pourtant essentielles dans la marche du monde et méritent d’être considérées. Ne serait-il pas fabuleux de pouvoir ouvrir des portes pour entrer dans les pensées de nos semblables et comprendre ce qu’ils vivent ? Félix Radu l’explique très justement. La littérature seule peut manifester les mots que nous ne savons pas prononcer, pour nous relier les uns aux autres, au-delà de nos solitudes. Peut-être qu’une littérature au féminin améliorerait un peu le sort de ce monde et permettrait de s’inventer un avenir plus collaboratif.
Vous arrivez à la fin de cet article qui a répondu de manière surprenante à la question initiale. Non c’est une blague. Oui, la littérature est sexiste ! Une des prochaines sélections littéraires sera entièrement consacrée aux œuvres qui passent le test de Bechdel, promis ! En attendant, dites-nous si vous connaissez des fictions écrites par des femmes, dont le personnage principal est une femme et qui ont pour quête autre chose qu’un homme. Vous avez le droit à la BD et aux films, mais pas aux autobiographies ou aux biographies, à part romancées (il faut que ça reste fictif). La littérature lesbienne, c’est déjà très bien, mais la littérature hétérosexuelle, c’est un pari vraiment dur à tenir. Alors pour le dernier point, ce n’est pas obligé, mais si vous y arrivez, chapeau ! À vos claviers !
Charlotte Allinieu, journaliste web pour Celles qui Osent
1 Comment
[…] La littérature est souvent très sexiste, Jüne Plâ souhaitait donc réaliser un manuel adapté à tous, hommes, femmes et transgenres. Le livre de l’illustratrice du sexe est également très axé sur la différence, car dans la vie en général, mais surtout dans le sexe, nous réagissons tous de façon différente, nous avons tous des envies variées, des limites distinctes. Elle a donc rédigé un ouvrage très inclusif pour que tout le monde s’y retrouve, car nous sommes tous concernés par le sexe. Jüne Plâ y parle très peu de pénétration. Elle encourage au contraire les hommes comme les femmes à explorer d’autres parties de leur corps et à tester d’autres pratiques sexuelles. […]