Connaissez-vous Pauline Viardot ? Pour l’amateur d’opéra, le nom de son illustre sœur, la légendaire Malibran, brille au panthéon de l’art lyrique. Pauline, pourtant, n’eut, à son époque, rien à lui envier en gloire ou en talent. Immensément douée, formidablement libre, anticonformiste, elle fut chanteuse, compositrice, pianiste, érudite. Sa voix singulière en fit un phénomène scénique, enchaînant rôles féminins et masculins. Actrice et témoin d’un 19e siècle corseté, Pauline Viardot, diva de l’ambigu, porta en elle les rêves, les ambitions, les frustrations et les contradictions des femmes de son temps.
La musique : une tyrannie familiale
Les Garcia. Plus qu’une famille : une troupe d’opéra. Joachina, la mère, est une soprano talentueuse ; le fils aîné, Manuel Junior, possède une belle voix de baryton. Quant à Manuel père, sa renommée de ténor lui a ouvert les portes des plus grands théâtres d’Europe. Tout naturellement, Maria, et plus tard Pauline, se glissent dans cette mer de musique, où, pour survivre, il faut savoir chanter.
Maria : la sœur, la rivale, le modèle
Lorsque Pauline vient au monde à Paris, le 18 juillet 1821, Maria, sa sœur, a déjà 13 ans. Les fées se sont penchées sur le berceau de Maria. Celle de la beauté, d’abord, si l’on en croit les chroniqueurs de l’époque. La fée de la musique prend le visage du père, Manuel Garcia. En Italie, où la famille s’exile un temps, Maria fait ses débuts de cantatrice : elle se produit pour la première fois sur scène à l’âge de cinq ans ! Les turbulences politiques, et de nouvelles opportunités de carrière pour Manuel signent le retour du clan à Paris. Maria est une musicienne douée, mais sa voix est indocile. Manuel Garcia, par un enseignement intransigeant, voire féroce, transforme en quelques années l’oiseau rebelle en chanteuse au timbre d’or. L’avenir de Maria, pas encore Malibran, est écrit et l’entraîne vers les étoiles.
Une éducation musicale poussée
Le poids de la gloire reposant essentiellement sur les épaules et le gosier de la belle Maria, la prime enfance de Pauline se déroule dans une relative tranquillité. Dès son plus jeune âge, elle révèle une voix très similaire à celle de sa sœur. Mais un autre instrument l’attire, et puisque Maria est la chanteuse, Pauline est autorisée à développer son don propre : elle sera pianiste. Certes, Garcia veille, là encore, à la formation artistique de la fillette. Néanmoins, il entretient avec celle-ci une relation bien plus sereine : le caractère de sa cadette, calme et docile, joue pour beaucoup. Mais, il n’y a aucune place pour la médiocrité dans la dynastie Garcia, et le professeur de piano de Pauline est… Franz Liszt ! L’enfant idolâtre le génie qui, en retour, voit en elle une virtuose en devenir. Pour Pauline, le chant devient un aspect secondaire d’une éducation musicale poussée.
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De la disparition de sa soeur à l’ascension éclatante
« Il y a un enfant qui nous effacera tous : ma sœur » — Maria Malibran
Ainsi, Pauline grandit dans l’ombre, protégée par l’éclat croissant de sa sœur. Cependant, deux drames, à quelques années d’intervalle, vont décider, pour notre héroïne, d’un tout autre destin : en 1832, Manuel Garcia meurt. Il a laissé à son épouse des consignes bien précises, quant à l’instruction de leur cadette. Les deux aînés ont quitté le nid. Joachina poursuit d’une main de fer l’éducation d’une Pauline dévastée par la perte de son père. C’est déjà, pour la fillette, la fin de l’insouciance. Pourtant, un autre événement va sceller le sort de Pauline : la disparition tragique de Maria !
S’arrêter à propos, sortir à temps, bien peu l’ont su. La mort, intelligente, s’en charge pour quelques favorisés… — Théophile Gautier
Maria, rentrée seule des Amériques, séparée de l’homme qu’elle y a épousé et qui lui a donné son nom de gloire : Malibran. À peine âgée de 20 ans, La Malibran est une star absolue, déclenchant l’enthousiasme des foules. Un scandale va ternir, un peu, son bonheur, lui fermant les portes des salons dorés de la bonne société : elle est toujours officiellement mariée à Eugène Malibran lorsqu’elle s’éprend d’un violoniste de renom, et met au monde un fils. Maria poursuit son chemin, en totale liberté, vers le firmament. Ses premières noces sont annulées. Au sommet de la gloire, elle épouse son partenaire le 29 mars 1836. Aimée, amoureuse, elle attend leur deuxième enfant. Maria l’indomptable est apaisée, heureuse. Le 23 septembre de cette même année, une chute de cheval brise le rêve. Après plusieurs jours de coma, Maria meurt, laissant son public inconsolable. Elle a 28 ans.
La décision de Joachina tombe, sans appel : Pauline prendra la relève de la diva défunte. Dès lors, Pauline est contrainte d’abandonner ses ambitions de concertiste. Le chant, désormais, occupe toute la place. L’adolescente pose ses pas dans les pas de la jeune disparue.
Une diva de l’ambigu
L’apprentissage de la gloire
Ce tournant est, pour Pauline, le début d’une aventure vocale d’exception. Les premières années s’avèrent rudes pour notre cantatrice malgré elle. Moins flamboyante que sa sœur, sa beauté apparaît moins immédiate, moins frappante. Certains même, la disent laide, lui reprochent un physique dérangeant. Trop longue, trop fine et élancée, la poitrine trop menue et la bouche trop généreuse, la cantatrice ne correspond guère aux canons du 19e siècle. Mais Pauline est une travailleuse acharnée. De plus, sur les planches, la calme jeune fille ose tout, relève tous les défis : dotée d’une tessiture unique, elle est capable de chanter les héroïnes les plus délicates, quand ses notes graves lui ouvrent les personnages masculins. Son apparition dans le monde musical coïncide d’ailleurs avec la fin du règne des castrats. Même timbre troublant, même aura ambigüe, Pauline reprend, avec panache, le flambeau de la virtuosité transgenre. Notre diva polymorphe explose en travesti et offre sa féminité aux rôles longtemps tenus par les célèbres eunuques. La scène la transcende, elle y vit toutes les audaces. Rapidement, sa notoriété grandit et l’installe durablement comme une Prima Donna Assoluta, une première dame totale. Un temps vouée à n’être que la pâle doublure de sa sœur défunte, sa gloire n’appartient plus qu’à elle-même.
Une ambiguïté vocale qui fascine
Pauline fascine l’élite intellectuelle parmi ses contemporains. Est-ce son ambiguïté vocale qui attire tant ? Un cercle d’admirateurs prestigieux entoure Pauline, lui voue un véritable culte : Théophile Gautier, Franz Liszt, Tourgueniev, Gounod… jusqu’à Berlioz qui, après des débuts chaotiques entre eux, remaniera bientôt pour elle l’Orphée et Eurydice de Gluck. Cette fervente républicaine subjugue même le roi de Prusse ! Et son charme opère sur les hommes comme sur les femmes. Alfred de Musset l’idolâtre ? George Sand la vénère… et organise pour elle la rencontre avec son futur époux, Louis Viardot, son aîné de 21 ans, alors à la tête du Théâtre italien de Paris. La réaction tempétueuse d’un Musset inconsolable explique peut-être l’empressement de Sand à jouer les entremetteuses…
En dépit de la différence d’âge, l’union est heureuse. Quatre enfants naîtront, tous et toutes embrasseront des professions artistiques. La carrière de Pauline Viardot connaît des trous d’air, à Paris surtout : les rivalités entre divas montantes et vieilles gloires sur le déclin peuvent être sanglantes. Mais l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, est la vaste scène de la chanteuse. Malgré des complications causées par les ambitions politiques de son époux, Pauline brillera au firmament des cantatrices durant près de 40 ans, offrant au monde les multiples facettes de son art. Tour à tour héroïne romantique, fier chevalier au timbre envoûtant, tragédienne antique, partout, elle excelle. Une ombre, cependant, dans cette éclatante réussite : Pauline vit douloureusement le syndrome d’un plafond de verre que les femmes subissent encore aujourd’hui. Ceux-là mêmes qui célèbrent la diva plissent le nez devant son talent de compositrice. Elle se retire définitivement de la scène musicale en 1875.
Pauline Garcia-Viardot, cantatrice libre et anticonformiste
Pour autant, si Pauline a abandonné les planches et les tumultes de la carrière musicale, les années qui suivent sont foisonnantes. La fin du siècle bruisse d’espérances de République. Pauline observe avidement les premiers grondements d’une colère en action : le mouvement des suffragettes. Car cette contemporaine d’Emily Brontë sait le prix, pour les femmes, de la liberté. En ses demeures du boulevard Saint-Germain et de Bougival où elle tient, à son tour, salon, se souvient-elle de ces autres salons mondains, qui avaient, en leurs temps, boudé Maria ? Chez elle, le petit et grand monde de la littérature fréquente celui de la musique ; peintres et politiques se pressent : tous un jour diront se rappeler l’avoir vu chanter, tous se flatteront de l’avoir côtoyée…
Féministe de cœur, le parcours de Pauline Garcia-Viardot, à l’image de sa voix, est tissé de contrastes et de contradictions : intrépide dans son art, fervente dans ses idées, grande amoureuse sur scène, au féminin comme au masculin, elle mène, en parallèle, une vie de famille rangée. Et si elle a séduit la plupart des beaux esprits du temps, elle-même se gardera bien de céder ouvertement à la folie des passions.
La cantatrice vivra les premières années du 20e siècle. Née sous la 2e Restauration, elle aura connu les fracas d’une société française aux incessantes convulsions politiques, le tourbillon de la Belle Époque, l’exposition universelle, la révolution industrielle, l’éclosion du féminisme… En cette ère qui bâillonnait toujours la parole des femmes, elle aura porté dans sa voix les futurs bouleversements du genre. Pauline Garcia-Viardot, diva ambigüe, actrice autant que témoin du 19e siècle, s’éteint le 18 mai 1910, à l’aube des immenses transformations qu’elle appelait de ses vœux.
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Eve Beauséjour pour Celles qui Osent
Sources :
Pauline Viardot, femme et artiste — Yvette Sieffert-Rigaud, Persee, 1987
The Life and Work of Pauline Viardot Garcia: the years of grace, Barbara Kendall-Davies, Cambridge Scholars Publishing, 2012
L’incroyable destin de la cantatrice Pauline Viardot — Claire Fleury, L’Obs, 14/09/2018
Malibran Maria Felicia — Piotr Kaminski, Universalis
1 Comment
Une belle découverte, merci !