Ces femmes qui réinventent la maison de retraite

En 2022, l’espérance de vie des femmes françaises était de 85 ans en moyenne, contre 79 ans pour les hommes. Mais derrière ces statistiques se dissimule une réalité crue : non seulement les femmes vivent plus longtemps, mais bien souvent, elles sont confrontées à la solitude depuis de nombreuses années. Veuves, divorcées ou éternelles célibataires par choix, lorsque sonne l’heure de la retraite, le gouffre des années à venir nous contemple. Comment faire de ce moment redouté une occasion de réinventer l’automne de sa vie ? Le projet Babayaga, c’est tout d’abord un engagement féministe puissant : vieillir entre femmes, en solidarité et en autonomie. Découvrez une autre manière de vieillir qui nous pose, à toutes, une question : et nous, comment vivrons-nous la dernière partie de notre existence ?

Le projet Babayaga : un féminisme incarné

Le nom, déjà. Dans la mythologie slave, Baba Yaga est gardienne de la fontaine de l’eau de la Vie et de la Mort. Vieille femme qui se pare des atours de la jeunesse, grand-mère et sorcière se jouant des normes établies, Baba Yaga est avant tout symbole de liberté et de transformation. Un nom fort et culotté, à l’image de celle qui a porté le projet Babayaga avec une volonté acharnée.

Thérèse Clerc : oser l’utopie

À l’origine de la Maison des Babayaga, une femme : Thérèse Clerc. Figure du militantisme féminin, la conscience sociale de Thérèse s’éveille réellement à l’approche de la quarantaine. Cette mère de famille catholique fréquente alors les prêtres-ouvriers : avec eux, elle découvre la lutte contre toutes les barbaries. Mais le droit des femmes prend bientôt le pas sur tout le reste. Et l’activiste ne se paie pas de mots : la promulgation de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse tarde, et tarde encore ? Thérèse, divorcée de fraîche date, ouvre son appartement aux femmes en difficulté. Elle se fait avorteuse, gratuitement, avec, chevillée au cœur, la conviction que le corps des femmes n’appartient qu’à elles !

Plus qu’un rêve : une vision du bien-vieillir

1997 : Thérèse a 69 ans et fonde la Maison des Femmes de Montreuil. À l’origine, espace de rencontre et d’apprentissage pour des femmes socialement démunies, parfois même, à la rue, la Maison des Femmes a désormais trouvé une seconde identité : l’accueil des victimes de violences sexuelles.

Mais en parallèle, Thérèse Clerc s’est lancé un nouveau défi, encore plus personnel et intime, presque une utopie : créer un lieu de vie en autogestion, pour une vingtaine de femmes dans la soixantaine et plus. Thérèse ne vit pas dans ses rêves et elle va se battre avec acharnement pour cette ultime réalisation. Durant 15 années, elle va rencontrer, plaider, persuader… jusqu’à Christine Boutin ! En 2007, celle-ci, alors ministre du Logement, usera de ses prérogatives et accordera une subvention de 400 000 euros pour financer la Maison des Babayagas. La résidence ouvrira enfin ses portes fin 2012.

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Thérèse Clerc fut la femme de toutes les audaces. Entrepreneure de sa vie, prête à tout pour honorer ses convictions et servir les causes féministes, elle disparaît en 2016, à l’âge de 88 ans.

⏩Pour aller plus loin : Du scandale à la loi légalisant l’IVG — Le manifeste des 343

La Maison des Babayagas : ma vie, ma vieillesse, mon choix

En 2020, la Maison des Babayagas accueillait 21 femmes de 60 à 80 ans, souvent aux revenus modestes.

« Tous les piliers qui enferment les femmes dans des parcs comme des moutonnes s’écroulent quand on est vieilles ! » — Thérèse Clerc

La folle ambition de Thérèse Clerc de créer un havre féministe à Montreuil demeure, bien vivante, près de 11 ans plus tard. Et si les loyers sont modérés, les places, elles, sont chères : ainsi Nélida, Babayaga depuis 2019, a attendu son tour durant 14 ans. Et la décision d’accepter une nouvelle arrivante ne se prend que dans un consensus non dénué d’affect. L’empathie prime entre toutes ces amazones de l’hiver et c’est bien une antipathie instinctive qui tranchera : une seule résidente pourra alors poser un véto définitif. Et comment s’en étonner : le cœur du fonctionnement de la Maison en dépend, lui qui bat au rythme de quatre pouls essentiels.

Les 4 points cardinaux des Babayagas

Autogestion

Pas de personnel d’accueil, de comptable, des parties communes entretenues par toutes… la communauté assume et partage toutes les tâches.

Solidarité

Un pot commun pour les dépenses « extra », une veille et des tours de garde assurés jour et nuit par les Babayagas elles-mêmes, l’entraide en cas de petits pépins de santé. Et surtout, la convivialité et l’amitié de ces femmes que parfois seul le temps a rapprochées.

Citoyenneté

L’engagement féministe, bien sûr, les combats sociétaux, politiques… La Maison est aussi un lieu de parole pour toutes et ouvert à l’extérieur. Nos Babayagas refusent d’être cantonnées au statut de demi-femmes que nos structures patriarcales leur renvoient trop souvent. Elles ont gagné, elles le disent, leur droit à ne plus être productrices et reproductrices : elles vivent l’utopie du temps choisi !

Écologie

Sans se revendiquer de l’écoféminisme, la préservation de la planète qui leur survivra leur tient à cœur. Le bâtiment qui les accueille a d’ailleurs été pensé autour des contraintes environnementales. Et dans leur petit potager en pleine ville, le jardinage est une affaire collective.

Refuser l’assistanat sociétal : vieilles, oui, gâteuses, non

Par-dessus tout, pour ces femmes qui ont porté les grandes transformations de notre temps, le projet Babayaga est un cri : un cri de colère, de foi dans la beauté d’exister à tout âge, aussi. Construit de désir et de force inaltérable tout autant que de métal et de béton, il offre un défi à notre société contemporaine : celui de changer le regard sur le vieillissement. Les Babayagas rejettent la bien-pensance lénifiante des plus jeunes, persuadés de savoir ce qui convient à leurs aînés. Dans leurs petits logements, elles sont libres de leurs mouvements : sortir lorsqu’elles le souhaitent, recevoir ou pas, se distraire ou rester chez elles, accueillir pour quelques jours une amie, une cousine… ou un tendre compagnon pour un soir. Car, si pour certaines de ces féministes de terrain, l’abstinence se veut un choix délibéré, celle-ci n’est pas une condition à leur vie communautaire. Elles sont dans le monde, dans l’action, et résolues à vivre, vieillir et mourir ensemble, en toute autonomie !

⏩ Découvrir : L’abstinence, le choix assumé des femmes

Quand les Babayagas font des émules : vieillir autrement

L’expérience de Montreuil a d’abord soulevé la curiosité. Cependant, ces pionnières inspirent toujours plus de sénior.e.s, avides d’autonomie et désireux de demeurer acteurs de leur propre vie. Ce mouvement, né d’un féminisme assumé et politique, au sens le plus pur du terme, rejoint aujourd’hui tous les sexes et toutes les classes sociales !

Les habitats séniors participatifs

Vivre avec ses enfants ? Seul.e dans son petit appartement au cœur d’une tour, ou dans une maison devenue trop grande pour soi ? Ou encore, partir en EHPAD ? La première option se révèle souvent impossible, voire non désirée : des logements impropres à l’accueil des aînés, un rythme de vie très éloigné de celui des générations précédentes… et puis, la peur d’encombrer, les ruptures familiales…

Et si la solitude s’avère un problème bien réel lorsqu’on continue de résider « chez soi », les établissements qui hébergent les personnes âgées demeurent trop fréquemment synonymes d’infantilisation, voire pire !

Alors ? Alors, héritières du foyer montreuillois, des formes innovantes d’habitat participatif voient le jour. Un phénomène encore balbutiant, mais qui prend de l’ampleur : colocations entre séniors à destination des LGBTQI+, communautés mixtes responsables et soucieuses d’écologie, propriétés individuelles repensées pour le collectif, soins infirmiers adaptés… Dans toute la France, les « vieux » inventent une autre façon de vivre et revendiquent leur droit absolu à vieillir dans la dignité.

Une réflexion sur le bien vieillir : toutes et tous concernés

Pourquoi ai-je eu envie d’écrire cet article ? Simplement parce que le « problème » du vieillissement concerne chacune, chacun d’entre nous. Nous avons vu le sort réservé, parfois, à nos grands-parents, arrachés malgré eux à leur vie de toujours et casés dans des lieux où nous souhaiterions ne jamais finir. Nous avons tous des parents, encore fringants ou déjà usés, et l’angoisse qui monte en nous : que vont-ils devenir, que ferons-nous le moment venu ? Mais surtout, pour nous les Gen X, pour vous, les Millennials, pour nous tous, enfants de la liberté, du rock’n’roll et du numérique, la question du bien vieillir, du vieillir autrement, est posée. Avec mes amis dans la petite quarantaine, mes copines quinquas épanouies, nous commençons à bâtir les fondations mentales de nos variations sur la belle utopie réalisée du projet Babayagas. Cela vous fait sourire ? Mmmm… Si nous voulons que le couchant de nos vies brille de joyeux éclats, c’est à nous de le construire, à nous de l’inventer. Thérèse Clerc nous a offert la vision d’un possible : le futur, notre futur, nous appartient !

⏩ Témoignage : Pour ne pas vieillir seule

💣Pour écouter la voix des femmes qui osent, écoutez le podcast Celles qui Osent !

Eve Beauséjour pour Celles qui Osent

Sources :

Espérance de vie à divers âges — Insee, 2023

Vieillir ensemble : les pionnières, Thérèse Clerc et les Babayagas — Cairn, 2022

La maison des Babayagas : vivre libres et vieilles — Les nuits de France Culture, 2020

Montreuil : la maison des Babayagas essaime — France 3, 2019

En attendant notre prochain article, n'oubliez pas de suivre notre podcast sur ces Femmes qui Osent

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