Avant 2020, le nom de Vanessa Springora, éditrice chez Julliard, était cantonné au petit monde de l’édition. Tout bascule au mois de janvier de cette année-là, quand Vanessa, alors âgée 48 ans, publie Le Consentement, un ouvrage autobiographique et glaçant dans lequel elle raconte les dessous de sa relation amoureuse avec l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle n’avait que 14 ans. Il était de 36 ans son aîné.
L’adaptation cinématographique du livre est sorti le 11 novembre, l’occasion pour Celles qui Osent de revenir sur cette autrice qui a révélé au grand public les mécanismes de l’emprise.
Les victimes de Matzneff : jeunes filles en situation de fragilité
À la fin des années 1980, Gabriel Matzneff est un auteur apprécié de la communauté littéraire, et habitué des plateaux télévisés. C’est un écrivain prolixe, qui détient, à son actif, une vingtaine d’essais, une dizaine de romans, et même quelques recueils de poèmes. Il est proche des cercles politiques, qu’il fréquente avec assiduité, et son travail est plusieurs fois récompensé par des prix prestigieux, comme le Renaudot essai en 2013. Il est fait officier des Arts et des Lettres en 1995.
Quand Vanessa Springora rencontre l’écrivain, elle est âgée de 14 ans. Sa mère l’élève seule dans un appartement de la rive gauche parisienne, et mène une vie mondaine, à laquelle la jeune Vanessa est intégrée dès l’adolescence. La jeune fille fait la connaissance de Matzneff lors d’un dîner auquel elle assiste avec sa mère. Il n’a d’yeux que pour elle, une jeune fille fragile élevée dans une famille monoparentale qui aime les livres et se plaint d’un père absent :
« Dès que j’ai mordu à l’hameçon, G. ne perd pas une minute. Il me guette dans la rue, quadrille mon quartier. ( ..) Nous échangeons quelques mots et je repars transie d’amour. »
Très vite, la relation s’installe, malgré les réticences de la mère de Vanessa, qui tente de la mettre en garde. Mais V., comme elle se nomme dans le roman, est amoureuse, même si elle sent que quelque chose ne tourne pas rond :
« A quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche, à l’heure du goûter. »
Avec ses yeux d’adulte, Vanessa Springora revient sur sa douloureuse liaison, et décortique avec des mots justes le mode opératoire de prédateur dont elle fût victime, protégé par ce qu’elle décrit être « un aura d’artiste ». Car d’autres femmes ont été, comme Vanessa, victimes de l’écrivain dans leur adolescence. Elles proviennent très souvent de familles monoparentales, et sont dans une grande faiblesse psychologique, exploitée par l’essayiste.
Les années 1980 : « empêcher la sexualité juvénile relève de l’oppression sociale »
Si le roman de Vanessa Springora est très intime, autant dans l’écriture que dans les faits relatés, l’autrice s’attarde également sur le contexte dans lequel elle a été abusée. Dans le milieu des années 1980, par crainte d’un retour de bâton de mai 68 et de la libération sexuelle, l’interdiction des relations sexuelles et amoureuses avec des mineurs et remis en cause, notamment par des intellectuels de gauche. Jean-Paul Sartre, Roland Barthes ou encore Louis Aragon signent une tribune publiée dans la presse, dans laquelle ils appellent à désexualiser les relations sexuelles avec les mineurs car selon eux : « empêcher la sexualité juvénile relève de l’oppression sociale ».
Dans un ouvrage paru un an après Le Consentement, intitulé La Familia Grande, Camille Kouchner, belle-fille du constitutionnaliste Olivier Duhamel, accuse ce dernier de faits incestueux commis sur son petit frère. Elle évoque, tout comme Vanessa Springora, un contexte de légèreté des moeurs, désireux de faire sauter toutes les contraintes sexuelles et les conventions bourgeoises. Les enfant sont par exemple sommés de nager nus dans la piscine, ou de mimer des actes sexuels devant les adultes.
En 1990, Gabriel Maztneff est présent sur le plateau d’Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, aux côtés d’autres invités. Alors que le journaliste l’interroge sur son « goût prononcé pour les jeunes gens », à l’occasion de la publication de son essai intitulé Les moins de 16 ans, et que ce dernier répond sans honte, Denise Bombardier, chroniqueuse et autrice, est la seule à s’insurger face aux propos tenus :
« Je pense que les adolescents, les jeunes enfants, disons entre 10 et 16 ans, sont peut-être à l’âge où les pulsions d’affectivités, les pulsions sexuelles également, sont les plus fortes parce que les plus neuves. Et je crois que rien ne peut arriver de plus beau et de plus fécond à un adolescent ou une adolescente que de vivre un amour. Soit avec quelqu’un de son âge (…), mais aussi peut-être avec un adulte qui l’aide à se découvrir soi-même, à découvrir la beauté du monde créé, la beauté des choses. »
Les autres invités, accompagnés de Bernard Pivot, lui rient au nez.
Vanessa Springora : à la tête d’un Me Too littéraire
À la fin du roman, Vanessa Springora interroge justement ses lecteurs :
« Tout autre individu qui publierait (..) la description de ses ébats avec un adolescent philippin ou se vanterait de sa collection de maîtresses de quatorze ans (…) serait immédiatement considéré comme un criminel. La littérature excuse-t-elle tout ? »
« Différencier l’homme de l’artiste », est une question qui hante les débats littéraires et artistiques depuis plusieurs années et qui revient de nouveau sur la table avec l’affaire Depardieu. Les réalisateurs Roman Polanski ou Luc Besson, tous deux accusés de violences sexuelles, en sont de bons exemples. Gabriel Maztneff, lui, semble avoir été épargné, du moins jusqu’à la publication du Consentement. D’ailleurs, il reçoit, en 2013, alors que sa pédophilie revendiquée est connue de tous, le prix Renaudot.
Le film adapté du livre, qui sorti dans les salles obscures le 11 novembre dernier, permet de dépasser la pudeur des mots. Jean-Paul Rouve incarne Matzneff, tandis que Kim Higelin, petite-fille de Jacques, fait ses premiers pas au cinéma et joue Vanessa. La question de la mise en scène se pose notamment sur la figuration des scènes sexuelles, où Vanessa Filho, la réalisatrice du film, manie l’implicite à la perfection, générant un effet glaçant chez le spectateur.
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Victoria Lavelle
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